Lowland Brothers + Jerron Paxton, Le VIP, Saint Nazaire, 2025
14.03.2025
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Du 29 août au 8 septembre 2024.
Cette année encore, le versant le plus classiquement jazz de la programmation du festival Jazz à la Villette s’ingénie à mêler aussi bien les générations que les esthétiques, et accorde une place importante, à côté des vedettes établies comme Kenny Garrett et Brad Meldhau, à des talents en cours d’émergence.
C’est le cas de la contrebassiste Endea Owens, découverte sur les scènes françaises l’an passé et responsable dans la foulée d’un premier album, “Feel Good Music”. Entourée de son groupe The Cookout (Miki Hayama au piano, Louis Fouché au saxophone, Kris Johnson à la trompette, Lee Pearson à la batterie) avec Shenel Johns au chant – Owens ne chante pas –, la musicienne ouvre avec une de ses compositions, Where the nubians grow, mais enchaîne ensuite avec une série de reprises de standards sans doute un peu trop familiers (The creator has a master plan, Work song, People make the world go round, On the sunny side of the street…), mais bien joués et bien arrangés. Le résultat est une bonne heure de jazz accrocheur, qui passe sans ennui, mais qui manque quelque peu d’enjeux, peut-être parce que le répertoire semble taillé pour les festivals d’été. C’est d’autant plus dommage que l’une des rares compositions d’Owens au programme, Feel good, montre de réelles promesses. Au sein d’un groupe particulièrement solide animé par le sens du spectacle du batteur Lee Pearson, c’est la chanteuse Shenel Johns – qui tourne régulièrement avec l’orchestre du Lincoln Center dirigé par Wynton Marsalis en ce moment – qui se fait particulièrement remarquer par la solidité, l’intensité et l’originalité de ses interprétations.
Aussi plaisante qu’ait été la prestation d’Endea Owens & The Cookout, impossible de rivaliser avec ce qui suit. En quelques années, la batteur et compositeur Makaya McCraven s’est imposé comme une des nouvelles stars de la scène jazz. Après avoir revisité le répertoire de Gil Scott-Heron et le catalogue Blue Note, son dernier album, “In These Times”, le voyait revenir il y a deux ans à sa propre écriture. Entouré de partenaires réguliers – le bassiste Junius Paul, le guitariste Matt Gold et le trompettiste Marquis Hill – qui mènent tous une carrière personnelle et d’un nouveau venu fort prometteur, le pianiste Jahari Stampley, McCraven revisite à sa façon le répertoire de ce disque, offrant à ses partenaires de longues plages d’improvisations. N’étant pas lui-même le principal soliste de son groupe, il se contente de deux solos qui servent d’introduction à ses compositions, tandis que Gold et Hill occupent régulièrement le premier plan, parfois rejoints par Stampley, qui s’offre quelques beaux passages harmonisés avec la guitare de Gold. De Seventh string au morceau-titre, en passant par This place that place ou The knew untitled, les différents thèmes de “In These Times” font l’objet de relectures originales, enrichies par l’expérience de la scène, qui approfondissent les versions originales, et la télépathie entre les musiciens, nourrie par l’habitude du jeu en commun, contribue à propulser la musique à un niveau d’intensité rare. Un rappel sur Sunset de Kenny Dorham, réinventé par McCraven pour l’album “Deciphering The Message”, vient conclure en beauté la soirée.
Chelsea Carmichael, qui ouvre la soirée quelques jours plus tard, est une habituée de la scène de Jazz à La Villette, qu’elle a occupé avec différents groupes, mais c’est la première fois qu’elle s’y produit sous son propre nom, et aussi la dernière fois qu’elle joue le répertoire de son premier album solo, “The River Doesn’t Like Strangers”, produit par son mentor Shabaka Hutchings. C’est accompagnée de son seul guitariste, Nikos Ziarkas, qu’elle se présente pour un premier titre au cours duquel les fulgurances de son ténor sont parasitées par les sons distordus de la guitare, avant d’être rejointe par sa rythmique (Mutale Chashi à la basse, Olly Sarkar à la batterie). Sombre et dense, la musique de Carmichael semble laisser de côté une partie du public, d’autant que la saxophoniste est fort peu loquace, mais son intensité et son pouvoir hypnotique, porté par son très beau son finissent par convaincre une majorité, au point qu’elle bénéficie, à sa grande surprise, d’un rappel.
Le line-up annoncé par le festival ne mentait pas : il y a bien une cuisinière, en la personne d’Aminata Fadika, sur scène avec le groupe d’Immanuel Wilkins, mais sa présence reste inexpliquée, bien qu’elle s’active aux fourneaux pendant tout le concert… Wilkins est visiblement amateur de surprises : au lieu de jouer, comme annoncé, des titres de son dernier disque en date, “Seventh Hand”, c’est le répertoire du suivant, “Blues Blood”, attendu pour octobre, qu’il a choisi de présenter ce soir, pour la deuxième fois seulement en public. Musicalement, ce nouveau projet, qui accorde une place importante au chant, est très différent de ce qui l’a précédé, ce qui explique sans doute les quelques départs de spectateurs dans les premières minutes du récital, qui s’ouvre sur Motion et Everything, deux titres du nouveau disque. Pour l’occasion, le fidèle quartet de Wilkins – Micah Thomas au piano, constamment brillant, Rick Rosato à la basse et Kweku Sumbry à la batterie – est complété, outre la cuisinière, de trois voix bien distinctes, celles de Yaw Agyeman, gorgée de soul et de gospel, de June McDoom, plus classiquement jazz, et de Ganavya, marquée par des influences orientales. L’ensemble produit une musique originale, bien ancrée dans le jazz par la grâce de l’alto de Wilkins et du piano de Thomas, mais ouverte à des influences aussi bien soul que folk. Là non plus, l’accès n’est pas évident, surtout sans connaissance du disque, mais la richesse du résultat est stimulante, et le projet est sans doute amené à connaître un beau succès auprès des amateurs de jazz contemporain créatif.
D’Aretha Franklin à John Coltrane, Jazz à La Villette a souvent consacré des soirées thématiques à de grands créateurs des musiques afro-américaines, et cette année c’est à Pharoah Sanders, décédé il y a deux ans, que les programmateurs du festival ont décidé de rendre hommage avec une soirée en deux temps. En ouverture, le trio Le Cri du Caire, emmené par le poète et chanteur égyptien Abdullah Miniawy avec le saxophoniste Peter Corser et le violoncelliste Karsten Hochapfel convoque l’esprit de Pharoah Sanders, avec son goût pour un certain mysticisme, plus que la lettre de sa musique, même si Corser fait, comme Sanders, usage des capacités percussives de son instrument. Tirée de l’album du trio paru l’an passé, la musique proposée ce soir est un peu hermétique – d’autant que Miniawy renvoie à son site Internet pour prendre connaissance des traductions de ses textes plutôt que de les introduire –, mais finit par séduire un public très attentif.
Piloté par le contrebassiste Joshua Abrams, l’hommage à Pharoah Sanders proprement dit propose, sous le nom de The Harvest Time Experiment: A Tribute to Pharoah Sanders, une relecture de “Harvest Time”, un album mineur mais attachant de Sanders paru en 1977 et réédité il y a quelques mois. La configuration du groupe varie selon les représentations, mais celle de Jazz à La Villette regroupait autour d’Abrams le trio londonien Ill Considered (Idris Rahman au saxophone, Emre Ramazanoglu à la batterie et Liran Donin à la basse), la vedette montante de la scène britannique Sheila Maurice-Grey à la trompette, un collaborateur occasionnel de Sanders en la personne du batteur Hamid Drake et un participant aux séances originales, le guitariste Tisziji Muño. C’est Abrams qui ouvre le concert avec quelques notes à l’harmonium, avant d’être rejoint par l’ensemble des participants pour une version de près d’une heure de la chanson-titre d’“Harvest Time” – qui durait déjà une vingtaine de minutes dans sa version originale. L’arrangement du morceau, dans cette configuration très différente de celle du disque, tire profit de la dimension de “double trio” de l’ensemble pour faire dialoguer régulièrement les deux batteurs, les deux contrebassistes et les deux cuivres, tandis que Tisziji Muño ponctue l’ensemble des notes de sa guitare, et le tout se déroule sur la longueur sans ennui ni répétition. Si quelques personnes s’éclipsent pendant le morceau, la quasi-totalité de la salle est sous le charme. Pour Love will find a way, le deuxième titre de l’album et du concert, Abrams, Rahman et Maurice-Grey échangent leur instrument habituel contre une flûte en bois, et c’est Maurice-Grey qui prend en charge la partie vocale hypnotique de la composition, se montrant tout à fait à l’aise dans ce registre pourtant éloigné de sa musique habituelle. En rappel, l’ensemble joue une belle version de Memories of Edith Johnson, le troisième et dernier titre de l’album, qui se termine joliment par quelques notes suspendues de guitare. La longue ovation qui suit le concert et l’évidente satisfaction des musiciens après leur prestation viennent confirmer le caractère exceptionnel d’une soirée à la hauteur de son sujet.
Une fois encore, cette édition particulièrement réussie de Jazz à La Villette vient confirmer qu’il y a la place à Paris en dehors des clubs pour une programmation jazz ambitieuse, qui propose des artistes émergents ainsi que ceux qui sont un peu moins sous les feux d’actualité.
Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot