Jaz Karis, La Boule Noire, Paris, 2025
05.03.2025
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Porretta Terme, Italie, 27 au 29 décembre 2021.
Forcément, la 33e édition du meilleur festival de soul en Europe (au monde ?), ce n’est pas pareil, mais c’est quand même magique. Le cadre, d’abord. Hivernal, sans neige, mais avec quelques pluies vite chassées par un froid sec de bon aloi. Masqué : FFP2 de rigueur sur la bouche et le nez pour tous les spectateurs – l’ancien carabinieri de la ville veille au grain, ferme et bienveillant. Et en intérieur : le soir dans l’un des deux cinémas de la station thermale, le plus grand, et ses quelque 300 places assises ; en journée, dans la pergola de l’hôtel Roma, à deux pas du fameux Rufus Thomas Park, pour une fois bien calme, vide et silencieux.
Pour autant, tous, ou presque, jouent le jeu et répondent présents à l’appel du fondateur et grand ordonnateur de l’événement, Graziano Uliani. Une bonne partie des bénévoles, des commerçants, permanents ou ambulants, des photographes et des habitués sont à l’heure, fidèles au poste, prudents et conscients de l’importance de l’enjeu : renouer, après deux étés meurtris et en partie escamotés, avec les “musiques de l’âme”, celles de Stax, de Memphis et d’ailleurs. Côté scène, Bobby Rush et Loretta ‘Mizzlowe ont annulé leur déplacement la mort dans l’âme quelques semaines avant les jours J ; Vasti Jackson et Mitch Woods ont été empêchés de venir, au dernier moment, par ce satané virus. Mais l’orchestre maison, au complet, l’Anthony Paule Soul Orchestra, et les bands, les quatre Français de Soul Shot aux côtés de Curtis Salgado, et Allan Harris et son Kate Soulfool’s Band featuring Grégoire Maret, sont bel et bien là. Quel grand bien cela fait !
Les masques et le gel hydroalcoolique ne peuvent rien contre l’écoute d’un public, sans doute plus local et calme que d’habitude, mais tout aussi attentif et conquis que lors des précédentes éditions. C’est la magie du lieu et de cet homme, Graziano, qui a donné le nom de Solomon Burke au pont qui enjambe la rivière entre la gare et le centre-ville et qui a confié le soin à des artistes de peindre les murs de la ville aux effigies de Sam Cooke, Otis Redding et Bobby Rush, entre autres légendes. Rien ne l’arrête et la sweet soul music l’emporte, one more time again, selon l’expression traditionnelle de l’irremplaçable maître de cérémonie, Rick Hutton.
Le New-Yorkais Allan Harris et sa Kate’s Soulfood ouvrent le bal, à 21 heures le lundi soir. Chanteur, guitariste et songwriter de Harlem, Harris est venu entouré du groupe de son très sensible dernier album en date, sorti malgré les confinements, début 2021. Il a le même producteur que Gregory Porter, le mérite de s’appuyer sur une merveilleuse claviériste-directrice musicale, Arcoiris Sandoval, sur l’harmoniciste multicarte Grégoire Maret, sur deux cuivres et un percussionniste impeccables. Difficile de ne pas penser au grand Terry Callier, dont on lui parle souvent. What color is love?, demandait le Chicagoan en 1972. Elle est bleue, répond Harris (« Color of a woman is blue »). C’est très beau, pas du cinoche, ce soir au cinéma de Porretta terme.
Anthony Paule et son orchestre ont également surmonté les frontières, depuis la Californie. Ici, ils sont chez eux. Le leader et guitariste nous avait expliqué, à Porretta Terme déjà (cf. SB 244), à quel point il aime les chanteurs. Stan Mosley est ce soir le premier d’entre eux. Ici et maintenant, le voilà intronisé lead singer de l’orchestre. Ancien membre de l’écurie Malaco, membre d’un soir des Temptations, grand fan de Bobby Womack, le chanteur de Chicago désormais installé à Dallas, Texas peut tout chanter : Al Green, Johnnie Taylor, Kool and the Gang et Bobby Womack. Terrie Odabi lui succède sur scène. On est en famille, elle reprend des titres du regretté Wee Willie Walker (Hate take a holiday et After a while, chanson de résilience par excellence, dont l’auteure du texte, Christine Vitale, est dans la salle). Terrie reprend les Staple Singers (Why am I treated so bad?, selon elle « la chanson préférée de Martin Luther King »), entonne son hymne anti-gentrification et conclue par This must be love. Il est minuit et quart, la pizzeria la Véranda ne sert plus, mais quelques bars restent ouverts, pour causer. On se couche de bonheur.
Mardi, Allan Harris & co jouent à l’hôtel Roma à midi. Great show. À 21 heures, retour au cinéma pour le come-back à Porretta Terme de Curtis Salgado. Il ne saurait être mieux accompagné que par la petite troupe emmenée par le batteur Fabrice Bessouat. Leur set mêle Memphis soul, rhythm and blues néo-orléanais et rock ’n’ roll à la Larry Williams. Sans oublier l’hommage à Otis Clay, Walk a mile in my blues. On est en bonne compagnie, et « les chiens, quand ils sentent la compagnie, ils se dérangent, ils se décolliérisent / Et posent leur os comme on pose sa cigarette quand on a quelque chose d’urgent à faire » (Léo Ferré, dont le fils Mathieu a repris la maison italienne de son père, pas très loin). Les brides sont lâchées. L’Anthony Paule Soul Orchestra est de retour sur scène, Stan Mosley nous offre un set renouvelé (Bobby Bland, The Temptations, Aretha, une composition personnelle) puis cède la place à Terrie Odabi qui, elle, cite Etta James et reprend le merveilleux I’ll take care of you signé Brook Benton. On peut aller se coucher, en paix.
Le troisième jour, un mercredi cette année à Porretta Terme, n’est pas un jour en trop, mais le jour en plus. Cet hiver, le final sera intimiste, et non grandiloquent. Plus que jamais, on commence à se dire “à la prochaine” : rendez-vous en juillet 2022, du 21 au 24 juillet à Porretta Terme, et/ou en Espagne, à Maspalomas (Gran Canaria), les 29 et 30 juillet. C’est à la fois loin et proche. On a hâte. Stan Mosley conclut en donnant le numéro de téléphone de Wilson Pickett, 634-5789. On s’appelle, promis. Ajouter +39 pour l’Italie, pour joindre l’Umbria Jazz Festival hivernal qui commence au même moment, ce mercredi 29 décembre 2021, à Orvieto. Le temps de prendre la route, trois heures par l’autostrada. En cet entre-deux-fêtes pas comme les autres, la deux fois deux voies est plutôt fréquentée, et c’est tant mieux. On doit y retrouver l’Anthony Paule Soule Orchestra (sans Stan Mosley, reparti chanter dans le sud des États-Unis) et Allan Harris et son band. Curtis Salgado et Soul Shot, eux, restent à Porretta Terme pour animer la Saint-Sylvestre au prestigieux hôtel Helvetia, celui des principaux artistes. C’est la fête.
Texte : Julien Crué
Photos (sauf mention) © Giorgio Barbato