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Interviews / 10.10.2024

Bizz’Art, la soul en partage

Programmatrice et responsable communication du Bizz’Art, Manuelle Stefanuto revient sur la genèse et les moments forts vécus par l’établissement de référence de la soul française et internationale depuis son ouverture en 2006.

Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas, pouvez-vous nous présenter le Bizz’Art ? 

Je dis souvent que le Bizz’Art est un lieu hybride. Notre établissement est vraiment atypique à Paris, car ce n’est pas vraiment une salle de concert, ni un bar, ni un restaurant, ni une boite de nuit, mais un peu tout cela à la fois ! Le Bizz’Art est un lieu festif avant tout dans lequel chacun peut partager son amour pour la musique au sens large, même si nous sommes surtout connus pour mettre en avant la scène soul. Le public du Bizz’Art est très cosmopolite, ouvert, enthousiaste et joyeux. La convivialité est vraiment notre mot d’ordre. Le Bizz’Art est une salle ouverte qui accueille tout le monde, sans distinctions, et on tient à ce que ça reste comme ça.

Comment tout cela a-t-il commencé ? 

Avant d’être le Bizz’Art, l’emplacement situé quai de Valmy a connu plusieurs “vies”. Il accueillait à l’origine un mess pour les officiers britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, puis une fabrique de cartons avant de commencer à prendre une tournure plus musicale, acoustique et  classique dans un premier temps, puis jazz, soul, funk avec l’ouverture de l’Opus Café dans les années 1990. Au début des années 2000, Philippe [De Figueiredo Morais, l’actuel gérant du Bizz’Art] y organisait déjà des soirées “Plan Fête Bizz’Art”. Et lorsqu’il a eu l’opportunité de reprendre l’Opus en 2006, il a naturellement décidé de le rebaptiser “Bizz’Art” et d’en faire le lieu de référence de la musique soul à Paris, non sans mal d’ailleurs. Les débuts ont même été très difficiles.

Pour quelles raisons ?

Il ne faut pas le cacher, l’Opus était en plein déclin, et il y avait à l’époque un vrai désamour entre la scène soul parisienne et le lieu. Il a fallu reconstruire le lien, remettre de la confiance. Nous avons pu compter sur le soutien et l’engagement de nombreux artistes et organisateurs indépendants qui avaient envie de travailler avec nous et de contribuer au développement du Bizz’Art comme de leurs propres structures qui en avaient également besoin. Je pense par exemple à Gaby du label Soulissime ou encore aux créateurs du Sankofa Soul Contest, Joby Smith et David Smite, des DJ incontournables comme JP Mano, Baba Flex, Jim, Freddy Jay…. À force de persévérance, d’envie et de qualité, petit à petit, le Bizz’Art a fini par devenir le lieu de référence de la scène soul tel qu’on le connaît aujourd’hui, mais je n’oublierai jamais certaines soirées au début où les artistes se produisaient devant une dizaine de personnes dans la salle.

“Le Bizz’Art est un lieu festif avant tout dans lequel chacun peut partager son amour pour la musique au sens large, même si nous sommes surtout connus pour mettre en avant la scène soul.”

Manuelle Stefanuto

Eric Roberson

Comment vous êtes-vous retrouvée embarquée dans cette aventure et quelle touche personnelle pensez-vous avoir amené ? 

Lorsque je travaillais au Divan du Monde, avec Bernard Fargeau, dans les années 1990, j’avais eu l’occasion de travailler avec Philippe qui y organisait régulièrement ses événements réunissant des artistes et talents en tous genres, danseurs, stylistes, échassiers, fanfares… Quand il a repris le Bizz’Art, il m’a proposé de le rejoindre sur la programmation et la communication. La musique a toujours été présente dans ma vie. La soul et le hip-hop, c’est toute ma jeunesse et ils font partie de mon ADN à jamais ! J’essaie de transmettre cette émotion, cette vibration, ce côté organique qui prend aux tripes, si présent et puissant dans ces musiques, mais aussi le sens de la fête et de la communion. J’ai une vraie estime pour les artistes et j’ai la chance de pouvoir leur offrir une scène aujourd’hui. Que demander de plus ? C’est le rêve absolu. 

Pouvez-vous nous rappeler quels sont les artistes emblématiques qui ont performé au Bizz’Art ?

Ils sont nombreux ! Côté français, je citerais Ben L’Oncle Soul, qui a fait ses premiers pas au Bizz’Art, Gage, Sly Johnson, Kohndo, China Moses… On a parfois tendance à l’oublier, mais la scène soul française est quand même incroyable avec des artistes très talentueux. Notre soirée de référence est d’ailleurs un hymne à la soul et à la fête qui nous réjouit tous les jeudis depuis plus de 15 ans avec Soulness, Marina Tacite, les frères Farrio, Marsha Kate, Stamm, Vanina Pietri, Nessia… Au niveau international, nous avons accueilli certainement ce qui se fait de mieux sur la scène soul indépendante. Je pense à Eric Benét, Bilal, Tweet, Leela James, Avery Sunshine, Eric Roberson, Glenn Lewis, Melanie Fiona, Kindred The Family Soul, Raheem DeVaughn, Ledisi, PJ Morton pour ne citer qu’eux. Sans oublier aussi quelques artistes du Hip-Hop chers à mon cœur comme Bahamadia, Masta Ace, Sa Roc et bien sûr Arrested Development qui reste d’ailleurs pour moi le concert le plus marquant depuis mon arrivée au Bizz’Art. Pour tout ce qu’ils représentent en terme d’engagement, de talent et d’authenticité, mais aussi en terme de notoriété, c’était incroyable de pouvoir les accueillir au Bizz’Art, qui est peut être le lieu parisien où on entend le plus leur musique en soirée ! Ce sont des artistes qui représentent tout ce que j’ai envie de défendre et pour lesquels j’ai envie de me battre afin de pouvoir les programmer, même si ce n’est pas toujours simple.

On pense forcément aux cachets qui auraient fortement augmenté ces dernières années…

Alors, oui, c’est une réalité du marché qu’il ne faut pas nier, mais nous avons la chance au Bizz’Art de travailler avec des artistes et des promoteurs qui ont conscience que le marché européen, et notamment parisien, est difficile et qu’un lieu comme le nôtre ne peut pas leur proposer des sommes démesurées. On se permet parfois de booker certains artistes dont on sait pertinemment que le concert ne va pas forcément être rentable au niveau de la billetterie, mais que nous avons vraiment envie de faire découvrir ou redécouvrir à notre public. C’est stressant, mais super excitant ! On a la particularité de faire des concerts à des tarifs très convenables. Mais la vraie difficulté reste de faire venir les gens ! Le public parisien n’est pas facile. Il est particulièrement gâté, vu l’offre pléthorique de concerts qu’il y a chaque jour ou presque dans la capitale. Et rares sont les gens qui sont curieux à l’idée de découvrir des artistes moins connus. C’est pour ça que je dis qu’il faut se battre pour certains artistes. 

Glenn Lewis

“J’essaie de transmettre cette émotion, cette vibration, ce côté organique qui prend aux tripes, si présent et puissant dans ces musiques, mais aussi le sens de la fête et de la communion. J’ai une vraie estime pour les artistes et j’ai la chance de pouvoir leur offrir une scène aujourd’hui.”

Manuelle Stefanuto

Est-ce que le Bizz’Art a retrouvé son rythme d’avant Covid ou les conséquences de la crise sanitaire de 2020 se font-elles toujours sentir quatre ans après ?

Il y a un avant et un après Covid, c’est une réalité à laquelle tout le monde est confronté. À plein de niveaux. La crise sanitaire a laissé un traumatisme. Il y a une forme de repli sur soi. Les gens ne sortent plus comme avant. La plupart ne veulent plus se retrouver enfermés avec des personnes qu’ils ne connaissent pas et privilégient les sorties en famille ou entre amis. Au Bizz’Art, nous avons un système d’extraction performant et le renouvellement de l’air est meilleur que dans un petit bar, mais psychologiquement, il y a toujours des blocages. Outre la crise sanitaire en elle-même, la crise financière et sociale que nous vivons tous dans notre quotidien a des répercussions sur l’établissement. Nous avons non seulement des prêts plus importants à rembourser depuis quatre ans, mais nous subissons aussi l’augmentation du tarif des matières premières pour le restaurant, le bar… Il ne faut pas le cacher, on l’a répercuté sur certains prix, mais on ne voulait pas que l’impact soit trop important pour notre public qui subit cette crise comme nous. Mais globalement, les gens sortent moins et quand ils sortent, ils dépensent moins.

Dans ce contexte, quelles sont les perspectives d’avenir du Bizz’Art ?

Question difficile. Nous avons de nombreux défis à relever. Et pas des moindres (silence). Je peux juste dire – histoire de mettre une peu de piquant – que si nous sommes encore là en 2025, je m’engage à programmer un(e) artiste proposé(e) par Soul Bag comme nous l’avions d’ailleurs fait avec Acantha Lang en septembre dernier et dont le concert s’était avéré une vraie belle réussite (live report ici).

Propos recueillis par Emma Ragot en juillet 2024.
Photo d’ouverture : © Frédéric Ragot

Acantha Lang