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Interviews / 18.07.2021

Guillaume Tricard, Et le blues tourne

Échange avec le tourneur Guillaume Tricard (Boom Boom Productions, Jazz Me Blue), dont le père Didier a été le premier à faire venir Buddy Guy en France. Sa devise ? Revivre le blues d’hier, écouter celui d’aujourd’hui et découvrir celui de demain.

L’histoire de la découverte du blues en France se mêle intimement à celle de ta famille. Guillaume, est-ce ton père Didier qui t’a donné le virus du blues ? Enfant, quelle approche as-tu eue de tous ces musiciens amis de ton père ?

Je ne pourrais pas répondre autrement que oui à cette première question. Mais je ne crois pas que mon père ait jamais cherché à me donner à tout prix son amour du blues. Il l’a transmis de la plus belle des façons, naturellement. En m’emmenant à des concerts, en passant des disques, mais jamais dans l’excès. Dans mon enfance, j’assistais à quatre ou cinq concerts par an, pas davantage. Mais ils m’ont marqué. Je ressentais de l’excitation à voir les musiciens jouer, à fréquenter le plateau. Mon premier souvenir, c’est Buddy Guy qui me l’a raconté. En tournée avec Junior Wells, ils s’étaient retrouvés en transit à l’aéroport de Nîmes. Ma mère m’avait embarqué pour retrouver mon père quelques minutes. J’avais un an et demi.

Je me rappelle de concerts de Chicago Blues Festival à Montpellier ou à Nîmes au début des années 1990, mais surtout des déjeuners chez nous lorsque les orchestres étaient de passage sur la route de la tournée. Nous vivions dans un petit village de 800 habitants et recevions des orchestres de musiciens noirs américains au milieu de la campagne, c’était marquant. Je me rappelle de mon admiration pour les chapeaux de cow-boys que portaient Lonnie Brooks et ses fils par exemple, nous voulions les mêmes ! Avec mon frère, nous avions appris la pétanque à Kenny Neal et à ses frères. Je me souviens des grands ongles de Koko Taylor qui nous apprenait à danser en backstage, de Lucky Peterson qui me prenait dans les bras à chaque fois que nous nous croisions et de la fois où le grand bus des Blues Brothers s’était garé devant chez nous et l’orchestre au complet était descendu dans notre jardin. À l’école le lendemain, personne ne m’avait cru !

Le concert de mon enfance qui m’a le plus marqué est ma première rencontre avec B.B. King à Bagnols-sur-Cèze le 10 juillet 1994. Je n’avais que 8 ans, mais je savais qu’il était le roi du blues. Je me rappelle de son arrivée en limousine dans les pins sous les acclamations du public. J’étais ému de le rencontrer et encore davantage quand je l’avais vu traverser la petite foule d’admirateurs pour interpeller mon père et le serrer dans ses bras. Nous étions restés en loges avec lui pendant une bonne demi-heure et il m’avait donné l’impression d’une profonde humanité.

Avec Buddy Guy. © DR / Courtesy of Guillaume Tricard

“Je suis très attaché à Buddy Guy, par son histoire personnelle avec mon père, mais aussi par l’incroyable destin qui a été le sien au tournant des années 1990 après de longues années de galère.”

Guillaume Tricard

L’histoire, le droit, les sciences politiques… Qu’est-ce qui a finalement décidé le Guillaume Tricard étudiant à se lancer dans sa propre entreprise de spectacles ?

C’est amusant, mais j’ai longtemps gardé en moi cette idée de pouvoir un jour exercer la même activité que mon père, sans l’imaginer vraiment. Nous avons déménagé à Paris lorsque je suis entré au lycée. À cette époque-là, je n’écoutais presque plus de blues ni de jazz. Comme un ado de ma génération, mon walkman était rempli de cassettes de rap français (IAM, NTM, Lunatic) et américain (2Pac, Jay-Z, Mob Deep) et mon temps libre était consacré à mes amis. Toutefois, je conservais une attache avec le blues, car j’accompagnais mon père à peu près une fois par semaine au Méridien. C’était les grandes années du Jazz Club Lionel Hampton. Avec son associé, qui est aussi mon parrain, Jean-Pierre Vignola, ils accueillaient 7 jours sur 7 des musiciens fabuleux. Quand je franchissais la porte du Jazz Club, je laissais loin derrière moi le lycée puis la fac, j’entrais dans un monde d’adultes dans lequel je me sentais très à l’aise. Je plaisantais avec les serveurs et je rencontrais les musiciens comme Roy Gaines, Ike Turner, Philipp Walker, Magic Slim, Big James, Dee Dee Bridgewater, que je retrouvais ainsi au fil des mois, des années.

Quand je suis redescendu chez moi à Montpellier, je me suis à nouveau éloigné du blues pour poursuivre mes études jusqu’à un master en Sciences Po. Cinq ans plus tard, je suis remonté à Paris pour débuter dans la vie active et j’ai intégré une agence de com dans laquelle j’ai vite déchanté. J’ai vite compris que je ne pourrais pas travailler sans passion. En parallèle, j’avais repris mes habitudes au Méridien dont mon père, à distance, et Jean-Pierre assuraient toujours la programmation. Les temps avaient changé, les moyens considérablement diminué mais on accueillait encore de belles soirées. C’est dans ces années que j’ai rencontré Zac Harmon ou Shakura S’Aida, par exemple. Et puis, fin 2012, alors que je m’interrogeais sur mon avenir, mon père m’a annoncé qu’il avait pris la décision d’arrêter. Quelques semaines de réflexion ont suffi pour me convaincre de reprendre l’aventure. J’ai quitté l’agence en quelques jours et j’ai attaqué dans le métier à l’automne 2013 en lançant la tournée New Blues Generation. J’ai alors découvert le bonheur de travailler entre passionnés.

“J’ai attaqué dans le métier à l’automne 2013 en lançant la tournée New Blues Generation. J’ai alors découvert le bonheur de travailler entre passionnés.”

Guillaume tricard

Quels bluesmen t’ont le plus marqué, par la légende qu’ils représentent, le talent qu’ils possèdent ou l’humanité qui les anime ?

B.B. King, évidemment comme je le racontais plus haut. Au-delà du musicien, c’est le charisme et l’humanité qu’il dégageaient qui m’ont marqué. Je suis très attaché à Buddy Guy, par son histoire personnelle avec mon père, mais aussi par l’incroyable destin qui a été le sien au tournant des années 1990 après de longues années de galère. Je n’ai vu Junior Wells qu’une seule fois sur scène, mais toutes les discussions que nous avons avec les musiciens de Chicago nous ramènent au fait qu’il était un musicien génial et un personnage hors norme. Parmi les contemporains, j’adore tourner avec Zac Harmon, un homme au parcours très complet, qui lit et s’intéresse à énormément de choses. Les tournées avec Melvin Taylor sont aussi très enrichissantes. Une personne torturée qui a vécu beaucoup de moments difficiles, mais qui raisonne à l’amitié et à la confiance. Dans le bus en tournée, il se confie énormément sur sa vie et se montre intéressé par tout ce qui l’entoure. Il est l’un des derniers avec lequel on travaille comme il y a trente ans : pas d’agent, pas d’intermédiaire, juste deux-trois coups de fil en direct pour bloquer le calendrier et fixer les cachets et tout roule, sans aucune mauvaise surprise.

Quels sont tes rapports avec le label Alligator ?

Heureusement que 50 ans après sa création, Alligator est toujours là et que Bruce Iglauer en est encore le patron. Alligator, c’est une grande partie de l’histoire du Chicago blues. Il n’est jamais arrivé à Bruce de ne pas répondre à un mail ou un appel. À partir du moment où la confiance est installée, il vous suit les yeux fermés. Nous nous parlons régulièrement depuis 8 ans, même cette dernière année de COVID, pour échanger sur l’état du monde, sur nos vies, sur celles des musiciens. Bruce a changé la vie de beaucoup de musiciens de Chicago et ne l’a jamais fait pour la gloire ou pour l’argent. C’est la passion qui l’anime depuis toujours et qui explique qu’il n’arrêtera pas jusqu’à son dernier souffle. C’est un incontournable d’un voyage à Chicago : passer à la maison Alligator et aller dîner avec Bruce dans l’un de ses restos italiens préférés ! Je regrette souvent qu’il ne soit pas connu à sa juste valeur et notamment par les jeunes générations de musiciens ou de tourneurs en France et en Europe, qui ne se rendent pas compte de son importance dans cette histoire commune. J’ai déjà entendu certains d’entre eux parler de lui comme d’un agent quelconque alors qu’il en est tout le contraire ! Je suis heureux et fier de le compter parmi mes amis.

Ton catalogue est une parfaite balance entre légendes et sang neuf. Quel sens a l’offre que tu proposes aux festivals et autres organisateurs de concerts ?

Dès que je suis arrivé dans le métier en 2013, j’ai eu envie de relancer une nouvelle histoire et d’amener les jeunes talents émergents, comme mon père l’avait fait dans les années 1980 et 1990 en amenant aux publics européens Melvin Taylor, Lucky Peterson ou Kenny Neal. Je me suis éclaté à chercher, à écouter, à discuter pour découvrir et sélectionner les nouveaux noms du blues. C’est ainsi que j’ai fait venir en Europe pour la première fois des musiciens comme Selwyn Birchwood, Mr. Sipp, Kate Riggins, Jamiah Rogers, Annika Chambers et même Kingfish en 2017, en passe de devenir la nouvelle vedette du blues. À leurs côtés, des valeurs sûres et des gens que j’apprécie beaucoup, Kenny Neal, Zac Harmon et Melvin Taylor pour ne citer qu’eux. Je crois que ce catalogue s’inscrit parfaitement dans la suite de l’aventure débutée avec la famille Black and Blue en 1969, à savoir une passion pour cette musique et en particulier pour le Chicago blues, tout en accompagnant les nouveaux talents et leurs sonorités plus modernes, mais qui ne dévient pas de la tradition de la note bleue.

“Qu’ils soient intermittents et indemnisés en France ou laissés pour compte aux États-Unis, les musiciens sont tous orphelins de leur art, de leur raison de vivre.”

Guillaume Tricard
Guillaume Tricard et Jean-Pierre Vignola, Jazz à Vienne 2016. © Brigitte Charvolin

Dans quelle mesure la crise économique actuelle a-t-elle impacté ton activité ?

C’est très simple, le dernier concert que nous avons organisé date du 15 mars 2020 à Aberdeen en Écosse. Melvin Taylor a débarqué à Roissy le 12 mars, pour une tournée de trois semaines et 18 dates. Le lendemain, les spectacles étaient interdits en France et le confinement déclaré deux jours plus tard. Comme beaucoup d’autres, j’ai continué à bosser sur l’été puis l’automne en espérant que le COVID soit maîtrisé et que les concerts reprennent. C’est en septembre 2020 que j’ai compris que cette pandémie n’était pas un ouragan de passage, mais que nous allions devoir apprendre à vivre avec. Malheureusement, nos dirigeants ont décidé que les concerts, comme le théâtre et le cinéma et plus généralement la culture n’étaient pas essentiels et nous empêchent de travailler. Je ne me plains pas, car je pense souvent à tous ces musiciens, privés de jouer, de s’exprimer, de rencontrer leur public. Qu’ils soient intermittents et indemnisés en France ou laissés pour compte aux États-Unis, ils sont tous orphelins de leur art, de leur raison de vivre. De mon côté, j’ai la chance d’avoir toujours conservé plusieurs activités. Après plusieurs mois de campagne électorale l’an passé, je tourne un documentaire en immersion depuis octobre dernier qui me passionne et occupe la majeure partie de mon temps.

Qui sont les musiciens avec qui tu bâtis des projets pour cet avenir toujours incertain ?

Au vu du contexte actuel, de ce virus qui se propage chaque semaine un peu plus dans le monde, je ne me fais plus d’illusion à propos du printemps et de l’été à venir. J’espère que nous pourrons reprendre à l’automne prochain. J’ai donc relancé les tournées New Blues Generation avec Marcus Cartwright et Andrew Alli et Chicago Blues Festival avec Lil’Ed et Peaches Staten annulées en 2020. Les organisateurs de festivals, les responsables de salle, de clubs, les assos sont désabusés. Je lis dans leurs messages qu’ils sont perdus et lassés d’être ignorés et méprisés, comme je le suis. Je m’étais promis de ne pas arrêter l’aventure sur la tournée anniversaire des 50 ans du Chicago Blues Festival en 2019 et je compte bien honorer cette parole cette année.

Propos recueillis par Marc Loison le 3 février 2021.
Photo d’ouverture : Guillaume Tricard et Shakura S’Aida, Jazz à Vienne 2016. © Brigitte Charvolin

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