Cherise, Pop-Up du Label, Paris, 2024
09.12.2024
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29 août au 10 septembre 2019.
Après le calme du mois d’août, lié au ralentissement de l’activité des clubs, l’amateur parisien bénéficie des deux semaines de Jazz à la Villette pour se remettre dans le bain avec une programmation qui, si elle dépend largement de têtes d’affiches consensuelles, glisse quelques bonnes surprises dans ses soirées.
Sans surprise, la Grande Halle de la Villette fait le plein le premier soir – dans une nouvelle configuration avec des places assises fort agréables pour des programmes qui atteignent facilement les quatre heures ! – grâce à la présence en vedette de l’incontestable Marcus Miller qui, malgré sa présence très régulière sur les scènes françaises, ne semble pas lasser le public.
En ouverture, c’est le saxophoniste Laurent Bardainne, nouvelle signature de l’excellent label Heavenly Sweetness, qui dispose d’une petite demi-heure pour présenter son nouveau projet. Musicien tout terrain – aussi bien dans la variété que chez les très pointus Pony Hoax, ainsi que chez Thomas de Pourquery ou Tony Allen et au sein de Limousine –, il propose cette fois-ci une musique entre jazz et soul, dans lequel son beau son – un peu à la Grover Washington Jr, même si la référence n’est pas à la mode – dialogue avec l’orgue inspiré d’Arnaud Roulin. Il faut attendre le dernier titre pour qu’il rompe une certaine monotonie grâce à des foudres inspirées d’Albert Ayler, indicatrices d’une direction que la brièveté de sa prestation ne lui a pas permis d’explorer ce soir-là. Affaire à suivre, en tout cas.
Même frustration pour le collectif britannique Maisha, obligé de s’interrompre brutalement après avoir copieusement dépassé le trop bref créneau qui leur est concédé… Emmené par le batteur Jake Long, le groupe découvert sur la compilation “We Out Here” et qui a publié un excellent premier album il y a quelques mois, convoque au cours de deux longues pièces l’esprit de Sun Ra, combinant une précision rythmique hors du commun – la paire percussive Jake Long-Tim Doyle, en mode télépathe – à une inventivité soliste très impressionnante. Si le guitariste Artie Zaitz ne convainc qu’à moitié, le reste de l’orchestre fait preuve d’une imagination constante, le contrebassiste Twm Dylan évitant tous les pièges de l’exercice tandis que Jake Long offre un solo de batterie sans cliché, débuté par un long passage uniquement au charleston. Mais c’est une fois de plus la grande Nubya Garcia – déjà programmée l’année précédente avec son propre groupe – qui domine l’ensemble de sa classe et de sa puissance. À tout juste 28 ans, présente dans tous les bons coups – elle est sur les albums récents de Theon Cross, Ezra Collective, Sons of Kemet et Makaya Craven entre autres, en plus de ses disques personnels – elle confirme à chaque instant qu’elle est sans doute une des musiciennes les plus intéressantes de sa génération et ses interventions solistes emportent le public de la Grande Halle.
Membre incontesté du club restreint des vedettes grand public du jazz, Marcus Miller n’a plus depuis longtemps besoin de forcer son incontestable talent pour convaincre ceux qui sont venus l’acclamer. En format quintet (avec Marquis Hill à la trompette, Alex Han au saxophone, Brett Williams aux claviers et Alex Bailey à la batterie), il ouvre son show par une série de thèmes empruntés à son dernier album (7-T’s, Untamed et Sublimity, dédié à sa belle-mère décédée l’an passé) avant de saluer les cinquante ans de l’album “Bitches Brew” de Miles Davis en en interprétant le thème titre. Le tout est bien joué, Miller est un leader charismatique qui fait de plus l’effort de parler en français, mais il faut bien avouer que l’ensemble est un peu prévisible : même le passage à la clarinette basse semble désormais un peu routinier.
Il faut attendre que Miller s’attaque à Amandla, un titre composé par ses soins pour l’album de Miles Davis du même nom, pour avoir l’impression de sortir du cadre d’un show sans prise de risque, calibré pour le public des festivals d’été. Tout cela n’enlève rien au talent de Miller, désormais sexagénaire et dont la carrière personnelle approche tranquillement des quarante ans, mais donne par moment une impression de pilotage automatique. Les contraintes de la vie réelle m’imposent cependant de quitter les lieux avant la fin d’une prestation qui approchera les deux heures…
Changement de contexte mais salle comble à nouveau le lendemain pour accueillir dans la salle Pierre Boulez de la Philharmonie – quelle honte qu’une telle salle, à l’acoustique parfaite, soit à peu près interdite aux musiques que nous aimons… – la chanteuse cubaine Omara Portuondo. Découverte par le grand public dans le cadre de l’aventure du Buena Vista Social Club, Portuondo, qui a fait ses débuts sur disque au milieu des années 1950, est une récidiviste des tournées d’adieux, mais, à presque 89 ans, l’intitulé “Ultimo Beso” de la série de concert dont la date parisienne était la dernière étape sonne raisonnable. Plus qu’une chanteuse, c’est une icône que le public est venu acclamer dès son entrée sur scène au bras de son directeur musical, le pianiste Roberto Fonseca, responsable en son nom d’une série d’albums remarquables depuis la fin des années 1990, à la tête ici d’un excellent quartet de musiciens cubains expérimentés (Yandy Martinez à la basse, Ruly Herrera à la batterie et Coayo aux percussions) renforcés ponctuellement par une choriste-percussionniste non identifiée.
Portuondo, qui chante assise, n’a évidemment plus la voix de ses jeunes années, mais reste une interprète de haut vol, qu’il s’agisse de morceaux légers comme la berceuse Drume negrita, en ouverture, ou de titres plus intenses, comme le très beau Adiós felicidad ou La última noche. Malgré son goût pour un répertoire mélodramatique, Portuondo ne se présente pas comme une diva, et ne rechigne pas à taquiner ses musiciens, et particulièrement Fonseca, quand elle fait mine de refuser de quitter la scène pour une pause méritée au milieu du spectacle, qui donne l’occasion au pianiste de démontrer sur la longueur ses talents de solistes. Plus tard, elle s’amuse à empêcher ses accompagnateurs de terminer le standard Guantanamera en faisant chanter le public à trois reprises au moment où les musiciens tentent d’approcher de la fin du morceau. Des invitées rejoignent ponctuellement la scène – la chanteuse capverdienne née à Cuba Mayra Andrade, visiblement très émue, les frangines Ibeyi, plus prévisibles –, mais Portuondo est bien la vedette incontestable de la soirée. C’est un public comblé et très ému qui salue l’artiste lorsqu’elle quitte la scène au bout de quasiment deux heures, peut-être bien pour la dernière fois…
Une semaine plus tard, retour à la Grande Halle pour une soirée orientée soul qui, malgré un programme composé d’artistes régulièrement présents sur les scènes parisiennes, attire également un copieux public. Passons vite sur la prestation calamiteuse d’Ala.ni en ouverture : découverte il y a quelques années avec un disque entre soul et jazz, l’album “You & I”, suivi par une série de concerts remarqués, elle a, après quelques années de discrétion, publié un nouveau projet, “ACCA”, et se présente pour l’occasion dans un format atypique, accompagnée d’un violoncelliste, d’une accordéoniste et de deux beatboxers. Peut-être stressée par l’enjeu, Ala.Ni semble très nerveuse, entre éclats de rires incongrus, grandes déclarations du type « jazz is freedom » et tentative calamiteuse d’improviser une chanson à partir de mots suggérés par le public. Mal à l’aise avec son nouveau répertoire, elle ne s’en sort pas mieux avec ses chansons plus anciennes, et doit recommencer à plusieurs reprises son Cherry blossom, réclamé par quelques spectateurs. C’est sous des applaudissements polis mais sceptiques qu’elle quitte la scène à l’issue de son set…
Pas de mauvaise surprise et, pour être franc, pas de surprises du tout avec le trio de l’organiste Delvon Lamarr, qui déroule sans se poser de questions son soul jazz incandescent ! Omniprésent sur les scènes des festivals de cet été, Lamarr a musclé son jeu de scène, notamment dans les interactions avec le public, et le contexte d’une grande salle le pousse à être plus démonstratif qu’en club, sans céder aux effets faciles. Si le tabouret du batteur a une fois de plus changé de titulaire – un certain Denny Burkes, dont c’est apparemment le premier soir –, le fidèle Jimmy James est toujours là à la guitare, parfaitement complémentaire de son leader, tranchant à souhait en rythmique, volubile et spectaculaire dans des solos hendrixiens toujours bienvenus car limités en nombre et en longueur.
Plutôt que de plonger dans ses disques déjà parus, le trio présente plusieurs compositions d’un nouvel album à venir au début de l’année prochaine, mais revisite quand même le Move on up emprunté à Curtis Mayfield qui ouvre le désormais fameux “Live At KEXP! ”. Le public, dont une grande partie découvre le trio, est immédiatement conquis et réagit audiblement aux prouesses instrumentales de l’ensemble, au point qu’un rappel – vraie rareté dans ce festival au timing très maîtrisé – lui est accordé, occasion d’une version brûlante du Turn back the hands of time de Tyrone Davis. Il ne manque pas grand-chose à Delvon Lamarr et à ses acolytes pour atteindre le grand public, peut-être juste un thème personnel réellement mémorable…
Pas de grandes surprises à attendre non plus avec Lee Fields, toujours accompagné de ses Expressions. Depuis bientôt deux décennies que celui-ci arpente régulièrement les routes de France, son show a évolué, passant d’un rôle de clone survolté de James Brown à celui du soulman vétéran, mais sa forme s’est stabilisée depuis une dizaine d’années, au risque d’une certaine prévisibilité. Comme chaque fois, c’est le répertoire du dernier album qui fournit la matière première du show, entrecoupé de quelques chansons plus anciennes, telles que Ladies, dans une version d’ailleurs plutôt poussive. Pas toujours convaincants sur disque, ces titres prennent une autre ampleur sur scène, surtout quand la section de cuivres se voit renforcée de quelques musiciens d’Antibalas.
Comme à chaque fois ces dernières années, c’est sur un Faithful man toute en puissance qu’il clôt sa prestation, avant de revenir pour un rappel très mérité avec Honey dove. Qu’importe si les habitués des shows de Fields peuvent anticiper chacune de ses interventions : le public dans son ensemble est aux anges et réagit pleinement à toutes ses suggestions, et quand Fields déclare son amour aux spectateurs en fin de spectacle, c’est une salle comble et enthousiaste qui lui en renvoie au moins autant. Pour qui a suivi le parcours de Fields depuis ses années Daptone – voire avant –, c’est une grande joie de le voir recevoir enfin le respect qu’il mérite amplement !
Pour marquer le point final de deux bonnes semaines de festivités, Jazz à la Villette avait choisi de s’offrir une quasi-exclusivité (une seule autre date, londonienne) avec un projet original, Respect to Aretha, dans lequel le collectif de Brooklyn Antibalas servait de house band à une série de voix venues interpréter le répertoire de la Queen of Soul, dans une démarche proche du tribute organisé en mars dernier au Carnegie Hall et pour lequel le groupe assurait déjà la même fonction.
L’ouverture en mode afrobeat – leur style de prédilection – par Antibalas sur Who’s zooming who en particulier, prend le public à froid, mais le registre musical se normalise vite alors que les choristes – empruntés au House Gospel Choir londonien – enchaînent quelques titres dans un mode qui relève plus du karaoké que de l’hommage à une figure majeure de la musique afro-américaine. Première vedette invitée de la soirée, l’anglaise Zara McFarlane, pourtant convaincante dans son propre répertoire, se contente du service minimum, en mode imitation, sur ses trois titres, attendant presque sa sortie de scène pour s’impliquer un peu plus.
Alice Russell, plus énergique, fait le show et ne rechigne pas devant quelques coups de gorges bien envoyés, mais ne peut apporter grand-chose à des titres comme Bridge over troubled water. Le niveau s’élève significativement avec l’arrivée de José James. Pas question pour lui de jouer le mimétisme, et c’est vraiment à sa façon et avec sa patte personnelle qu’il s’empare de Day Dreaming. Dans un registre blues qui ne lui est pas habituel, il brille également sur Nobody knows the way I feel this morning, emprunté par Aretha à Dinah Washington.
Avec Bettye LaVette, le niveau monte encore d’un cran. La chanteuse – qui précise qu’elle a choisi elle-même ses chansons – ouvre sur une obscurité de l’époque Columbia – sur laquelle ni le pourtant expert Gilles Pétard ni moi ne parvenons à mettre un titre –, puis rappelle qu’elle a connu Aretha à Détroit lorsque toutes deux n’étaient qu’au début de leurs carrières. Elle évoque le souvenir de Carolyn Franklin, qui a été une de ses grandes amies, avant de donner une lecture déchirante d’Ain’t no way, une composition de celle-ci pour sa grande sœur. Une version dynamique de Soulville – encore un titre Columbia et un emprunt à Dinah Washington – vient clôturer sa prestation. Même si sa voix montre maintenant quelques marques d’usure, LaVette reste une interprète unique, et il y a bien besoin d’un instrumental (Soul serenade, en hommage discret à King Curtis) occasion de la présentation des musiciens, pour calmer le jeu avant d’accueillir Nona Hendryx. Également contemporaine d’Aretha, celle-ci, loin de ses habitudes exploratrices, se contente de versions basiques de quelques tubes comme Think, bien chantées mais sans âme particulière. En final, l’ensemble des participants reviennent pour un Respect collectif sympathique mais prévisible, à l’image de cet hommage inégal, qui a parfois manqué un peu d’âme.
Reste qu’une fois de plus le jazz et les musiques environnantes, y compris celles qui sont chères à Soul Bag, ont fait vibrer pendant deux belles semaines le parc de la Villette, devant un public nombreux, divers et enthousiaste, qui confirme la pertinence de la présence de tels rendez-vous dans les agendas des grandes institutions culturelles.
Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot