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Live reports / 26.09.2023

Jazz à la Villette 2023 (8 et 10 septembre)

Si Jazz à la Villette offre une large place à l’ensemble des musiques afro-américaines, du blues au hip-hop en passant par la soul, le jazz proprement dit n’est pas oublié, et la programmation de cette année offrait une fois encore une combinaison bien pensée de figures établies, voire légendaires, comme Henri Texier ou Mulatu Astatake, et de talents encore émergents, comme Ezra Collective – dont le dernier album a reçu le prestigieux Mercury Prize quelques jours à peine après son passage –, Lakecia Benjamin ou Emile Londonien. Au sein de cette riche proposition, il a fallu choisir, et ce sont deux soirées orientées sur la découverte qui nous ont le plus attirés. 

8 septembre

La première, qui se tenait le vendredi soir dans la très agréable Salle des concerts de la Cité de la Musique, offrait trois plateaux successifs et un focus sur des instrumentistes au féminin – le festival a clairement des préoccupations paritaires dans ses choix. Très écrite, la musique de la jeune violoniste Loni Cornelis semble plus influencée par la musique classique et contemporaine européenne que par les musiques afro-américaines qui intéressent Soul Bag, même si son saxophoniste Liam Szymonik a évidemment écouté Charlie Parker. Difficile dans ces conditions d’accrocher à une démarche qui sent un peu trop le conservatoire à mon goût (tout le monde joue sur partition), même si la compétence de tous les participants (Noé Degalle aux claviers, Tom Boizot à la contrebasse) est incontestable. 

Au moins aussi ambitieuse, la musique de la batteuse et chanteuse Anne Pacéo est bien plus séduisante. Empruntant essentiellement à l’album “S.H.A.M.A.N.E.S”, elle présente ce soir une version concentrée mais tout autant percutante du show vu au moment de la sortie du disque (https://www.soulbag.fr/anne-paceo-la-cigale-paris/) avec un groupe légèrement renouvelé (le batteur Benjamin Flament est absent, le guitariste Pierre Perchaud, présent sur le disque, est là et Cynthia Abraham remplace Marion Rampal).

Mélodies accrocheuses (Piel, L’aube, Healing…) et arrangements très originaux reposant en particulier sur la rencontre entre éléments organiques et électronique – tant les choristes que le saxophoniste Christophe Panzani travaillent en direct leur son –, sur des trames rythmiques créatives – en dehors du clavier Tony Paeleman, tout le monde joue des percussions à un moment ou à un autre – et sur les voix contrastées de Cynthia Abraham et de Isabel Sörling auxquelles s’ajoute régulièrement celle de Paceo, le résultat séduit d’emblée et le public répond volontiers, au point d’exiger un rappel. C’est donc avec un titre chanté en chœur par l’ensemble des musiciens, rejoints sans hésitation par les spectateurs, sur le seul accompagnement d’un tambour, que se conclut cette prestation – la première de la batteuse au festival – qui confirme la place éminente qu’occupe Anne Pacéo sur la scène jazz française.

Inédite au plan discographique (pour l’instant ?), la rencontre au sommet entre les frères Karapetian (le pianiste Yessaï, repéré chez Guillaume Perret et responsable de deux albums récents, et le bassiste Marc, entendu dans le trio de Tigran Hamasyan) et la batteuse Terri Lyne Carrington – première femme à recevoir un Grammy pour un disque de jazz instrumental et accompagnatrice régulière pendant dix ans d’Herbie Hancock, pour résumer un CV dans lequel apparaissent entre autres les noms de Cassandra Wilson, Wayne Shorter, Dianne Reeves et Stan Getz… Après Anne Pacéo, qui a mentionné pendant son concert son plaisir à ouvrir pour elle, Yessaï Karapetian ne cache pas son émotion à partager la scène avec une telle légende, d’autant qu’il s’agit de la dernière date partagée après quelques festivals d’été.

Pour l’occasion, les deux frères ont composé un répertoire spécifique, tellement neuf que les morceaux n’ont pas encore de titre ! Comme le mentionnera le pianiste, la musique proposée dépasse largement le cadre du jazz, mêlant influences électro (Yessaï Karapetian joue régulièrement du synthé), musique contemplative façon Gondwana Records (GoGo Penguin, Portico Quartet…) et rock exploratoire option Radiohead-Pink Floyd, même si le jeu de la batteuse garantit son ancrage dans le jazz. Le résultat est très réussi et donne envie d’en entendre plus… 

Yessaï Karapatian, Terri Lyne Carrington, Marc Karapatian © Maxim François

10 septembre

Pour sa dernière soirée, Jazz à la Villette s’offrait un joli coup avec le premier concert sur une grande scène parisienne, après une série de festivals d’été, de la nouvelle coqueluche du jazz vocal, Samara Joy, doublement récompensée lors de la dernière cérémonie des Grammy Awards. Sans surprise, et malgré une invraisemblable chaleur, la Grande Halle de la Villette est pleine à craquer – en places assises – pour l’accueillir. 

C’est au groupe du clavier Julius Rodriguez, responsable d’un album sur Verve l’année dernière et accompagnateur sur disque ou sur scène de Roy Hargrove (qu’il présente comme son mentor), Macy Gray, Wynton Marsalis, Meshell Ndegeocello et A$AP Rocky, qu’est confié le soin de préparer le public à l’arrivée de la star, et, avec ses partenaires (Jermaine Paul à la basse, Brian Richburg à la batterie et Jay Phelps à la trompette), il se sort parfaitement bien de sa mission et ne tarde pas à conquérir le public. Après une première moitié de concert dans un registre inspiré du son ’80s de Miles Davis – au cours duquel Rodriguez fait un passage à la batterie le temps d’un titre –, c’est dans un registre acoustique qu’il poursuit ensuite, évoquant même par moment l’inspiration d’Ahmad Jamal. Si la superposition des deux climats au cours d’une prestation de moins d’une heure est un peu étonnante, le résultat fonctionne auprès du public qui applaudit copieusement le quatuor.

Julius Rodriguez
Jermaine Paul
Julius Rodriguez, Jay Phelps, Jermaine Paul, Brian Richburg
Jay Phelps, Jermaine Paul, Julius Rodriguez

L’enthousiasme monte encore d’un cran quand arrive sur scène le trio qui accompagne ce soir Samara Joy avec Michael Migliore à la basse, Evan Sherman à la batterie et Bastien Brison au piano, qui remplace le titulaire habituel du poste, Luther Allison – un homonyme, évidemment. Comme sur le dernier album, c’est avec le classique Can’t get out of this mood, enregistré notamment par Sarah Vaughan et Nina Simone, que Samara Joy ouvre le concert. Dès les premières notes, la virtuosité de la chanteuse et sa technique impeccable, entre Sarah Vaughan et Betty Carter, suscite l’admiration, d’autant qu’elle sait user avec pertinence de ses effets sans jamais sombrer dans la démonstration. Elle enchaîne ensuite avec un autre titre de l’album, Sweet pumpkin, une composition du pianiste Ronnell Bright chantée notamment par Freda Payne et Gloria Lynne, avant de rendre hommage à Betty Carter avec Beware my heart, qu’elle débute avec le seul accompagnement de la contrebasse. 

Samara Joy
Bastien Brison, Samara Joy, Michael Migliore

Le reste du concert alterne entre morceaux de l’album (la chanson-titre Linger awhile, très réussie) et standards – y compris une excursion en portugais pour une partie de Chega de saudade, emprunté à João Gilberto. Si sa version de These foolish things (Remind me of you) reste dans le prévisible, impossible de ne pas être ému par Reincarnation of a lovebird, un thème de Charlie Mingus sur lequel elle a posé un texte et qu’elle interprète en partie a cappella. Morceau phare de l’album, Guess who I saw today, emprunté à Nancy Wilson, fait l’objet d’une interprétation très théâtrale – trop pour mon goût – et très appréciée du public et intègre quelques strophes du Lately de Stevie Wonder.

Entre les chansons, Samara Joy assure le show, insistant sur son plaisir à jouer à Paris et évoquant avec humour son improbable ascension en quelques mois. L’ensemble est parfaitement calibré pour enchanter un public plus large que celui du jazz au sens strict – celui qui fait le succès, par exemple, de Gregory Porter ou de Mélody Gardot –, sans prise de risque excessive – loin par exemple de la démarche funambule d’une Cécile McLorin Salvant. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comme Joy, qui n’a que 25 ans, conduira la suite de sa carrière, l’hypothèse d’une orientation “Las Vegas” ne paraissant pas tout à fait improbable.

Le public, en tout état de cause, n’en a pas grand-chose à faire et lui réserve un immense triomphe, qui se traduit par deux rappels – dont une version enjouée du Just squeeze me (But don’t tease me) de Duke Ellington – tout à fait légitimes. Au vu de cette réussite, il est fort probable que Samara Joy – qui est déjà attendue le 12 novembre au Trianon – devienne une habituée de nos scènes et de nos festivals. 

Texte : Frédéric Adrian
Photos © Frédéric Ragot

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