Jaz Karis, La Boule Noire, Paris, 2025
05.03.2025
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27 et 28 juin 2024.
« Dans une vieille ruelle, tout près de la citadelle d′Ajaccio, dans la nuit toujours si belle, on entend des ritournelles, des bravos. » Pas sûr que Tino Rossi pensait au festival Jazz in Aiacciu en chantant ces mots de Raymond Vincy (sur une musique de Francis Lopez), mais cela fait maintenant une bonne vingtaine d’années que l’évènement ambiance quelques soirées de la fin du mois de juin de la ville natale de l’interprète du redoutable Petit papa Noël.
Désormais installé dans le jardin Casone, sous l’ombre de la statue monumentale d’un autre enfant du pays, le festival a accueilli au fil des années les plus grands noms de la scène jazz contemporaine, de Monty Alexander à Dee Dee Bridgewater en passant par Kenny Garrett ou Kenny Barron, et a souvent fait une place aux musiques chères à Soul Bag, invitant notamment la rarissime Patti Austin – dont l’apparition insulaire de 2019 est sans doute la seule prestation française depuis un New Morning 2012… –, Incognito ou Robin McKelle.
L’édition 2024, ouverte par un concert du big band du conservatoire local, accueillait ainsi aussi bien les voix émergentes de Léon Phal et de Camilla George que l’orchestre reconnu du compositeur Goran Bregovic. Son format à taille humaine, situé dans un jardin un peu à l’écart du centre-ville, permet un accueil confortable, d’autant que la sonorisation est particulièrement soignée, surtout pour du plein air.
Pour la première soirée à laquelle j’assiste, c’est l’ensemble de la pianiste et cheffe d’orchestre Leïla Olivesi qui assure le premier plateau. Très inspirée de Duke Ellington – elle salue d’ailleurs la mémoire du militant ellingtonien Claude Carrière –, la musicienne propose un répertoire reposant essentiellement sur ses propres compositions, portées par un all star aux allures de mini big band, avec une section de cuivres de luxe – les saxophonistes Baptiste Herbin, Adrien Sanchez et Jean-Charles Richard, le trompettiste Quentin Ghomari – et une rythmique de fidèles de ses projets – le guitariste Manu Codjia, le contrebassiste Yoni Zelnik, le batteur Donald Kontomanou. Plus souvent à la direction de l’ensemble qu’assise au piano, Olivesi n’est pas la principale soliste, mais ses accompagnateurs se mettent au service de sa propre musique qui, si elle est assez éloignée des centres d’intérêt de Soul Bag, ne manque pas de charme.
Changement d’ambiance avec l’arrivée de El Comité, réunion de pointures cubaines de la scène française (Rolando Luna aux claviers, Rodney Barreto à la batterie, Yaroldy Abreu aux percussions, Gaston Joya à la contrebasse et à la basse électrique, Carlos Sarduy à la trompette et Irving Acao aux saxophones) aux CV impressionnants mêlant collaborations avec d’autres artistes cubains, de Chucho Valdès à Omara Portuondo en passant par Daymé Arocena ou Alfredo Rodriguez et projets avec des musiciens issus d’autres univers comme Ray Lema, Incognito, Lisa Simone ou Ibrahim Maalouf… Sans surprise, le répertoire emprunte essentiellement aux compositions originales issues de l’album “Carrousel”, paru quelques semaines plus tôt. Pas de conservatisme ou de logique muséale dans cette musique, qui emprunte aussi bien au registre traditionnel (cha cha cha, rumba…) qu’à sa version relue aux filtres du jazz et du funk au service d’un “global groove” qui ne renonce ni à ses racines ni à la modernité. Dommage, pour le coup, que la configuration des lieux n’encourage pas plus à la danse, ce qui n’empêche pas l’ensemble de recevoir un beau succès mérité.
La deuxième soirée à laquelle j’assiste est ouverte par Rhoda Scott. Installée en France depuis la fin des années 1960, l’organiste a joué à peu près partout – elle est d’ailleurs déjà venue au festival – mais n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction, et c’est une foule plus dense que la veille qui l’attend. La musicienne se produit avec son Lady Quartet, une formation qui fête ses vingt ans cette année, et dans laquelle elle est accompagnée des saxophones de Sophie Alour et Lisa Cat-Berro et de la batterie de Julie Saury. Patronne en titre de l’ensemble, Scott partage néanmoins avec ses complices la responsabilité des compositions et des solos, pour un répertoire au classicisme assumé essentiellement basé sur le dernier album du quartet, “We Free Queens”, sorti en 2017, et qui mêle compositions des différentes participantes, dont la très belle Valse à Charlotte signée par Scott elle-même, et quelques reprises bien choisies, dont une lecture émouvante et inventive de Que reste-t-il de nos amours ? sublimée par le ténor de Sophie Alour. Une version en mode soul jazz du Moanin’ de Bobby Timmons – un titre qui ouvrait en 1968 le premier album “français” de l’organiste – enchante un public qui ne se fait pas prier pour répondre aux interpellations de Scott et de sa batteuse pour reprendre à pleine voix les grognements du What’d I say festif final.
Changement d’ambiance avec Youn Sun Nah, qui débute seule avec son piano à pouces et sa version du Feelin’ good popularisé par Nina Simone. Comme sur son dernier album, la chanteuse se produit ce soir en duo dépouillé, accompagnée seulement des claviers de Bojan Z qui remplace ici John Cowherd, présent sur l’enregistrement. Le lien avec Nina Simone n’est pas absurde : comme la chanteuse de Tryon, la native de Séoul aime associer les chansons d’origine différentes et, tout au long de son récital, elle emprunte aussi bien à Björk ou au Jefferson Airplane qu’aux standards du jazz, du blues ou du gospel. Si la chanteuse a incontestablement son univers propre, j’avoue n’adhérer qu’à moitié à ses interprétations : autant je suis impressionné par l’intensité émotionnelle de ses titres les plus retenus, comme sa version tout en nuance de Killing me softly with his song ou, plus inattendue, sa lecture maîtrisée du I’ve seen that face before emprunté par Grace Jones à Astor Piazzola, autant les passages les plus désinhibés (le Cocoon de Björk, par exemple) me laissent froid, voire m’agacent par leur théâtralité exacerbée. Difficile, cependant, de ne pas être impressionné par la prestation de la chanteuse qui parvient, sans concessions, à attirer dans son univers propre un public pas forcément venu pour elle.
Avec son cadre idyllique, sa taille raisonnable et son positionnement légèrement en amont du début de la saison festivalière, Jazz in Aiacciu a probablement juste besoin d’un peu plus de visibilité au-delà du cercle local des amateurs pour s’imposer comme un rendez-vous majeur.
Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture : © Ludovic Giffard