Carnet de voyage : Tennessee, octobre 2024
20.12.2024
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Le Klub, 11 octobre 2022.
Cette année, la soirée se déroulait dans six clubs de la rue des Lombards et de ses environs immédiats : le Duc des Lombards, le Baiser Salé, le Sunset et le Sunside, évidemment, mais aussi la Guinness Tavern et le Klub. Chacun de ces lieux accueillait trois showcases d’une quarantaine de minutes. Ceux-ci se déroulent simultanément, et à moins de se livrer à un zapping peu favorable à l’écoute qualitative, il est nécessaire de faire des choix. Tant pis, donc, pour Clélya Abraham, Rémi Panossian, Gabriel Gosse et Elvin Bironien (entre autres !), c’est au Klub – un lieu qui accueille habituellement des concerts de métal ! – que je me pose.
C’est le quartet du contrebassiste François Poitou (Olivier Laisney à la trompette, Maxime Berton au saxophone et à la clarinette basse et Stéphane Adsuar à la batterie) qui ouvre la soirée avec son nouveau projet, dont le disque doit sortir prochainement. Adepte jusqu’ici, sur ses disques personnels, d’un jazz délicat aux inspirations chambristes, avec la participation de cordes, il se tourne cette fois-ci, sans renoncer à l’ancrage strictement acoustique de sa musique, vers le hip-hop en intégrant à son ensemble la rappeuse Pumpkin, figure de la scène rap française depuis la fin des années 2000, en particulier en collaboration avec le beatmaker Vin’S da Cuero.
Flow acéré et écriture fine, la rappeuse se glisse comme une évidence dans la musique de Poitou, et sa voix, plus que celle d’une invitée ponctuelle, occupe la place d’une soliste à l’égal de celles, instrumentales, d’Olivier Laisney et de Maxime Berton. Peu habituée encore au public jazz – surtout quand celui-ci est largement “professionnel” –, elle s’étonne par moments du peu de réactivité des spectateurs, mais des titres comme Deux pieds dans le sable ou Hydroalcoolisme devraient permettre au projet d’attirer l’attention bien au-delà des curieux de la scène jazz française.
Le groupe de Tom Ibarra, qui leur succède, a déjà son public. Bien qu’il n’ait que 23 ans, Ibarra est actif depuis plusieurs années. Il a croisé à plusieurs la route de Marcus Miller sur scène et son nouvel album, “Luma”, est déjà le troisième. Avec son groupe (Jeff Mercadié au saxophone, Oscar Viret à la trompette, Auxane Cartigny aux claviers, Noé Berne à la basse, Tao Ehrlich à la batterie), c’est le répertoire de ce dernier disque qu’il présente, entre jazz fusion des seventies – le Jeff Beck “Blow By Blow” et “Wired” par exemple – et un certain rock progressif dont les traces s’entendent jusqu’à Radiohead.
Le tout se perd par moment dans une certaine cérébralité, mais l’ensemble est une grande réussite, qui évite le piège de la virtuosité stérile dans lequel s’égarent nombre de projets fusion. Il faut dire que, malgré la mise en avant de Tom Ibarra, c’est un vrai groupe dont il s’agit : tous les solistes sont mis en avant et, surtout, les musiciens positionnés au premier plan – les deux souffleurs et Ibarra – s’accroupissent lorsqu’ils ne jouent pas, afin de laisser la vue sur la rythmique. Habitué de la scène de Bordeaux, dont il est originaire, et de ses environs, le groupe a assuré une série de dates en festival cet été et est un habitué des soirées “Nouvelle scène” (gratuites) du Duc des Lombards. Sa découverte par le grand public jazz est sans doute imminente, et amplement méritée.
Avant de sortir de scène, Tom Ibarra suggère au public de ne pas quitter les lieux et d’attendre l’arrivée du groupe suivant. Il faut dire qu’Ishkero (Adrien “Dridri” Duterte à la flûte traversière et aux percussions, Victor Gasq à la guitare, Arnaud Forestier au Rhodes, Antoine Vidal à la basse, Tao Ehrlich à la batterie) partage avec lui plus qu’un batteur et une fréquentation régulière des soirées “Nouvelle scène” du Duc. Sans proposer exactement la même musique, les deux groupes piochent au moins partiellement aux mêmes sources – le jazz fusion seventies, le prog… –, même si Ishkero propose sans doute un son plus ludique et festif, qui fait place au funk, voire à l’afrobeat.
Si le groupe n’a pas encore publié son propre album – c’est prévu en février –, il dispose déjà d’un répertoire original solide, sorti en particulier sur une série d’EP, et n’a aucune difficulté à accrocher un public un peu plus désinhibé qu’en début de soirée. Visiblement frustré dans son envie de jouer par les contraintes du format showcase, Ishkero profite de sa position finale pour étendre un peu sa prestation, le temps de Retro, un titre accrocheur qui doit être le prochain single du groupe et qui pourrait trouver sa place dans les playlists des radios de goût.
Comme dans telle ou telle émission des dimanches après-midi les plus ennuyeux des années 1980, il n’y a pas de gagnant à l’issue de cette soirée, sinon le public qui a pu entendre quelques-uns des musiciens qui font la richesse de la scène jazz française d’aujourd’hui, bien éloignée des clichés sur la “mort du jazz” dont se repaissent certains.
Texte : Frédéric Adrian