Sam Moore (1935-2025)
11.01.2025
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Né à Détroit, c’est comme chanteur qu’il tente tout d’abord de se faire remarquer, au sein des Romeos et des Voices Masters, puis en solo sous le nom de Lamont Anthony – en particulier pour le label Anna de la sœur de Berry Gordy – puis de Lamont Dozier, pour un single qui sort en 1962 sur Mel-o-dy, un label annexe de Motown. Mais c’est dans l’écriture qu’il trouve sa vraie vocation. Après quelques titres écrits dans différentes configurations (avec Janie Bradford et Freddie Gorman notamment) pour les Supremes, Stevie Wonder ou les Marvelettes, il forme une équipe d’écriture et de production avec Brian et Eddie Holland – ce dernier ayant en particulier en charge les paroles. La magie ne tarde pas à opérer, et tous les artistes du label enregistrent les compositions du trio : les Marvelettes, Martha and the Vandellas, les Miracles, Marvin Gaye, les Supremes, les Temptations, les Four Tops…
Les tubes ne tardent pas à arriver : première place côté R&B (et quatrième dans le Hot 100) pour le Heat wave de Martha & the Vandellas dès 1963, première place pop et R&B l’année suivante pour Where did our love go par les Supremes… Jusqu’en 1967, les chefs d’œuvres s’enchaînent : Mickey’s monkey pour les Miracles, Can I get a witness et How sweet it is (To be loved by you) pour Marvin Gaye, Baby I need your loving, I can’t help myself (Sugar pie, honey bunch), It’s the same old song, Reach put I’ll be there, Standing in the shadows of love et Bernadette pour les Four Tops, Baby love, Come see about me, Stop in the name of love, My world is empty without you, You can’t hurry love et You keep me hangin’ on pour les Supremes, Nowhere to run et Jimmy Mack pour Martha & the Vandellas, This old heart of mine (Is weak for you) pour les Isley Brothers, (I’m a) Road runner pour Junior Walker… L’improbable succès commercial des compositions du trio – responsable par exemple de dix des douze numéros un pop des Supremes – contribue à la structuration et au développement de l’empire de Berry Gordy. Très vite, leur répertoire dépasse largement le cadre des disques Motown, et les chansons sont reprises dans le monde entier.
En Angleterre, en particulier, ce sont les stars de la scène R&B locale – les Rolling Stones, les Who… – qui s’en emparent, mais pour une fois ce sont les Français qui sont les premiers sur le coup : dès 1963, le pianiste et chef d’orchestre Jacques Denjean enregistre sa version de Mickey’s monkey. Les yéyés puisent également dans le catalogue du trio : Richard Anthony, Monty et Frank Alamo s’y plongent dès 1964, avant que Claude François s’en octroie un quasi-monopole de fait, avec des résultats artistiques plus que discutables. Mais Lamont Dozier et les frères Holland ont le sentiment de ne pas recevoir les fruits de cette réussite à la hauteur de leur contribution. Les négociations avec Berry Gordy aboutissent à une impasse malgré une “grève du zèle” lancée par Eddie Holland. Début 1968, Holland-Dozier-Holland quittent officiellement Motown, qui les attaque pour rupture de contrat, lançant une bataille juridique épique qui dure pendant près de dix ans.
Dès 1969, cependant, le trio s’est organisé pour lancer ses propres labels, Invictus Records et Hot Wax Records. Empêchés par Motown d’utiliser leur nom sur leurs compositions, c’est sous le pseudonyme collectif d’Edith Wayne que le trio signe désormais ses chansons. Sans retrouver le même niveau de succès, ses compositions pour les artistes du label décrochent un certain nombre de tubes : Crumbs off the table pour The Glass House, Give me just a little more time pour les Chairmen of the Board, Band of gold pour Freda Payne… Le label permet aussi à George Clinton de publier le premier album de Parliament, “Osmium”, et quelques singles qui annoncent les réussites à venir, sans en connaître encore le succès. Lamont Dozier en profite pour relancer sa carrière d’interprète avec une série de duos avec Brian Holland, dont le très beau Why can’t we be lovers qui devient un petit tube R&B.
Entre réussite mitigée pour les nouveaux labels du trio et l’imbroglio avec Motown, la magie qui avait présidé à la réussite de Holland-Dozier-Holland n’est plus, et Lamont Dozier décide en 1973 de rompre le partenariat engagé une décennie plus tôt… entraînant une nouvelle procédure judiciaire, cette fois-ci entre lui et les frères Holland… C’est avec ABC que signe alors Dozier pour donner un nouvel élan à sa carrière de soliste, avec les deux albums “Out Here On My Own” et “Black Bach” (et sa pochette à la mégalomanie assurée). Malgré le parasitisme de ses anciens camarades, qui publient sur Invictus un album à son nom, “Love And Beauty”, les disques connaissent un vrai succès commercial, et plusieurs des singles qui en sont extraits se classent dans les premières places du hit-parade R&B, comme Trying to hold on to my woman, qu’il n’a paradoxalement pas écrite ! S’il continue à enregistrer régulièrement jusqu’au début des années 1980 – pour Warner Bros, Columbia, M&M puis Demon –, la réussite est cependant décroissante. Si sa version de Going back to my roots – avec son message communautaire – est un succès dans les clubs en 1979, c’est la reprise par le groupe disco Odyssey qui devient un tube international deux ans plus tard.
Dans les années 1980, Dozier se concentre à nouveau sur l’écriture, collaborant en particulier avec des artistes pop comme Eric Clapton, Phil Collins, Simply Red ou Allison Moyet pour des titres qui, s’ils n’apportent rien à sa légende, lui permettent de garder une certaine contemporanéité. Ainsi Two hearts, qu’il compose avec Phil Collins qui l’interprète dans la musique du film Buster, lui permet d’obtenir un Golden Globe et un Grammy ainsi qu’une nomination aux Oscars… C’est d’ailleurs en collaboration avec Collins qu’il publie en 1991 un nouvel album personnel, “Inside Seduction”, qui lui permet de retrouver le bas du classement R&B avec le single Love in the rain.
Lamont Dozier se contente par la suite de gérer son colossal patrimoine artistique, publiant dans les années 2000 pas moins de trois albums de reprises de ses compositions des années Motown (“An American Original”, “Reflections Of…” et “Reimagination”) sans jamais cependant s’approcher de la magie des originaux. À la même époque, il retrouve les frangins Holland pour écrire la déclinaison en comédie musicale du livre et du film First Wives Club, mais les critiques sont mitigées, et le spectacle a une durée de vie limitée. En 2019, il publie une autobiographie, How Sweet It Is: A Songwriter’s Reflections on Music, Motown and the Mystery of the Muse. Une tournée solo en Europe est annoncée à plusieurs reprises, mais sans jamais se concrétiser.
À défaut d’avoir connu une réussite durable en tant que chanteur, c’est par ses interprètes que Lamont Dozier s’est approché au plus près du public. Ses compositions – par les artistes originaux et par leurs multiples reprises – font partie de la bande-son des soixante dernières années, et l’histoire de Motown ne peut se raconter sans lui…
Texte : Frédéric Adrian
Photo © DR