Guilty Delight, Bizz’Art, Paris, 2025
12.03.2025
;
Décembre 2024.
L’œuvre de ce Jacques Morgantini, découvreur de talents et défricheur infatigable du blues avait fait l’objet d’un double DVD intitulé Mémoire de Blues, réalisé en 2016 par le vidéaste Jacques Gasser, qui l’a bien connu. Vice-président du Hot Club de France, fondateur du Hot Club de Pau, le travail de Jacques Morgantini se confond avec l’histoire du label Black & Blue fondé en 1968 par Jean-Marie Monestier et Jean-Pierre Tahmazian. Il y collabore en supervisant moult sessions d’enregistrements et en rédigeant d’abondantes notes de pochettes. Son épouse Marcelle Morgantini et leur fils Luc avaient enregistré de nombreux bluesmen à Chicago entre 1975 et 1977, fondant le mythique label MCM et permettant à des figures comme Jimmy Johnson ou Magic Slim de se faire connaître du public européen. Jacques Morgantini a initié la première venue d’un bluesman en France dès 1951 avec Big Bill Broonzy. Il fut suivi de John Lee Hooker, T-Bone Walker, Lowell Fulson, Memphis Slim et d’innombrables talents du blues américain, aujourd’hui considérés comme des légendes. Jacques Morgantini avait en outre reçu de la Blues Foundation de Memphis un Keeping the Blues Alive Award en 2017, qui lui a été remis lors du Cahors Blues Festival.
C’est pour célébrer cet illustre habitant de la petite ville de Gan, près de Pau, que le directeur et conseiller artistique de Jazz à Pau Stéphane Kochoyan a proposé et organisé cet ambitieux et multidisciplinaire hommage, en étroite collaboration avec le commissaire d’exposition Jacques Gasser, détenteur d’archives inédites concernant l’œuvre de Jacques Morgantini, le tout voulu par la ville de Pau et son agglomération. Des conférences, des projections, des concerts, des jams, des showcases, des ateliers, des rencontres sont organisés avec le concours du réseau des médiathèques de l’agglomération de Pau offrant locaux, personnel, temps et logistique à l’événement.
C’est ainsi que le public a pu se délecter d’une conférence musicale proposée par le scénariste, conteur et musicien béarnais Philippe Charlot. Alternant illustrations iconographiques et anecdotes, c’est sur un ton détendu non dénué d’humour qu’il déploie plus d’une heure durant la vie et l’oeuvre de quelques uns des pionniers du blues, en passant par les classiques Blind Willie McTell, W.C. Handy, Robert Johnson et Blind Willie Johnson, mais aussi des noms plus obscurs, évoquant au passage les conditions d’enregistrement et de vie quotidienne des musiciens à une époque où on ne savait pas dupliquer les enregistrements. Il propose au final la dédicace de l’ouvrage DeltaBlues Café édité par Bamboo/Grand Angle dessiné par Miras, qu’il a scénarisé, et pour lequel ils ont reçu le prix 2024 de la BD “aux couleurs du blues” à Blues sur Seine. Une animation à conseiller à tout festival ou tout établissement scolaire souhaitant offrir une information musicale historique vivante et attrayante à son public.
L’exposition préparée par Jacques Gasser autour de documents présentant l’œuvre de Jacques Morgantini propose notamment deux vitrines garnies d’objets précieux, comme le magnétophone à bandes Nagra IVS ayant servi à l’enregistrement de nombreux bluesmen. Les photos grand format issues de la collection Morgantini ou des archives de Jacques Gasser, en noir et blanc, ornent de bien belle manière les murs de la médiathèque ; on y retrouve Magic Slim, John Lee Hooker, Jimmy Johnson et bien d’autres. Le film-compilation Big Boss Man comprend des archives inédites, en forme de florilège d’instants précieux passés en compagnie de Jacques Morgantini, auprès de musiciens palois et américains. L’humour, là encore, y est bien présent, car il imprégnait les propos du “maître” au fil de ses conférences, de ses rencontres, des moments de vie auxquels nous assistons.
En présence de son fils Luc Morgantini, et également de son petit-fils Arnaud, le vernissage de cette exposition fut ponctué de discours vibrants, mais également d’un magnifique showcase acoustique très applaudi, offert par Stephen Hull et Dave Herrero , guitares et chant (de la tournée Chicago Blues Festival 2024) brillamment accompagnés du héraut/héros du blues palois Nico Wayne Toussaint à l’harmonica et au chant. Plus de deux cents personnes s’étaient massées pour assister à l’événement. L’occasion de multiples rencontres entre invités, organisateurs, musiciens, amateurs de blues de tous horizons dans une joyeuse ribambelle de conversations passionnées, prétextes également à quelques interviews.
La tournée Chicago Blues Festival imaginée par Jean-Marie Monestier est née en 1969. Passée par Pau, cette première édition réunissait des noms qui font rêver aujourd’hui : S.P. Leary, Carey Bell, Lowell Fulson et l’immense John Lee Hooker. Après sa reprise peu après par Didier Tricard, puis aujourd’hui par son fils Guillaume Tricard, elle fait logiquement halte cette année par deux fois (vendredi et samedi) au Pôle culturel du Foirail de Pau. Elle est précédée chacun des deux soirs par le quartet de Nico Wayne Toussaint, logiques représentants du dynamisme de longue date de la vie musicale béarnaise et hissés depuis au niveau de véritables fers de lance du blues européen. Nico délivre à la guitare vibrante, à l’harmonica brûlant et au chant incandescent de nombreux extraits de son dernier album “From Clarksdale With Love” qui vient de sortir en physique chez Inouie. Aux côtés de ses fidèles Michel Foizon à la guitare et Romain Gratalon à la batterie, c’est à présent Rémi Grangé qui assure la basse depuis un an dans le band. C’est une petite heure ramassée et compacte en “locaux” devant une salle comble deux soirs de suite, pour le plus grand plaisir des fans de la première heure et des nouveaux convaincus du talent et de la qualité de composition et de restitution live du quartet. Nico exulte, éructe un blues personnel et inspiré, fait monter la température et joue sur la tension-détente pour faire vibrer une salle ravie. Pas de rappel malheureusement, il faut enchaîner…
Après les avoir applaudis à leur toute première prestation de cette tournée il y a pile quatre semaines au Bay-Car Blues Festival, il est évident de constater de profonds changements dans le show du Chicago Blues Festival, l’une des plus brillantes formules de ces dernières années. Leur premier concert montrait déjà de belles qualités en matière de cohésion, d’entente mutuelle, de spectacle, de recherche dans le répertoire. Un mois, de nombreuses dates et quelques centaines de kilomètres plus tard, la prestation du Chicago Blues Festival millésime 2024 se trouve transfigurée. Le line-up est résolument constitué de la plus jeune génération des représentants de la note bleue made in US, avec une section rythmique parmi les plus solides. Le batteur Victor Reid est absolument impressionnant de puissance et de finesse à la fois, son jeu fourmillant sans nécessiter un drumkit étendu est parfaitement comparable aux meilleurs du genre ; le long solo du second concert a été absolument époustouflant. Apportant une assise impressionnante, le jeune bassiste Chano Cruz est également capable de belles envolées en solo. Apportant une belle souplesse de jeu de piano et un bon liant dans les sonorités d’orgue, le claviériste Johnny Iguana sait relancer la machine de quelques solos bien sentis ou soutenir le tout avec l’intelligence d’un jeu simple et sans fard, non dénué de virtuosité.
Sheryl Youngblood sort un nouveau single Red hot woman in Blues aujourd’hui-même chez Delmark. Cette chanteuse-batteuse, tout sourire et voix assurée, s’affirme par une gouaille et un sens de l’animation scénique hors du commun. Au chapitre des titres amortis, un beau Stand by me illumine l’audience ; elle y injecte quelques couplets de The dock of the bay et de Georgia. On ne la verra pas s’emparer des fûts ce soir, se contentant de quelques percussions au sol et sur le pied de son micro avec deux baguettes. Every day of your life, récent emprunt au regretté Jimmy Johnson, aura également été un temps fort. Dave Herrero, qui s’était emparé de la première partie du show avec brio, s’appuie sur son répertoire personnel, faisant jaillir de belles percées de guitare parfois flamboyantes, parfois plus nuancées. Il aura appris cet après-midi même comment dire “cool” en français : “cool” ! Il prend le soin de communiquer en français avec le public qui ne demande qu’à participer ; rires assurés. Son blues lent Cheatin’ blues est un sommet.
Stephen Hull, inspiré et brillant, nous enchante de son jeu de guitare habile et prompt à raviver par bribes l’esprit d’Albert King, nous délivrant de belles cascades de notes en sons clairs ou avec la légère distorsion qui sait envelopper et emporter le morceau dans de beaux solos ébouriffants. Il avait assuré une belle tournée “New Blues Generation” voici deux ans aux côtés de l’harmoniciste Andrew Alli. Son prix de “meilleur guitariste” obtenu à l’ICB 2024 n’est pas usurpé. Il manque encore à ce bel artiste l’album qui témoignera de son identité, qu’on sent percer un peu plus à chaque prestation ; il arrive en 2025 chez Alligator. Avant un long rappel avec Take me to the river dans lequel plane l’esprit d’Al Green, servant de support à un solo de batterie de Victor Reid absolument stupéfiant, Nico Wayne Toussaint est appelé sur scène avec bonheur pour un Caldonia d’anthologie, partagé par toute une équipe aux anges, devant un public conquis.
Les caractéristiques d’une soirée parfaitement réussie étant plus que réunies, tant le bonheur de jouer est égal à celui de partager, il paraît évident qu’on en redemande dès à présent à Pau pour l’an prochain… Le genre de formule à faire perdurer dans cette ville, où l’arrivée du blues aura historiquement précédé toutes les autres et où il existe aujourd’hui un réel noyau étendu de fans et de convaincus, prêts à emporter avec eux dans leur élan le reste du public. De quoi donner raison à l’enthousiaste du grand ordonnateur de Jazz à Pau Stéphane Kochoyan, au promoteur de la tournée Guillaume Tricard et à son road manager Guillaume Fontenille.
Le Mois du Blues à Pau a également permis deux rencontres avec Jacques Gasser, l’auteur de Mémoire de Blues, le double DVD de 4 heures retraçant un portrait complet de Jacques Morgantini (sa verve et son sens de l’anecdote sont irrésistibles) avec de belles images et vidéos d’archives inédites. À la médiathèque de Pau, un film de 32 minutes résumant les 4 heures du document a été proposé à un public attentif et curieux, qui a ensuite pu poser de nombreuses questions. Jean-Marie Monestier y est évoqué, en tant que créateur du label Black and Blue auquel collabora Jacques Morgantini. Y figuraient quelques belles personnalités du blues venues à Pau, de Big Bill Broonzy à Luther Allison et de T-Bone Walker à Muddy Waters, en passant par les sessions MCM des années 1975-1977 assurées par Luc et Marcelle Morgantini qui auront fait découvrir Jimmy Johnson ou Magic Slim. Cela aura également été le cas le lendemain pour un autre document vidéo de 90 min consacré à Magic Slim et à son passage en concert à Pau en 2010.
D’autres animations, présentations d’ouvrages, “sieste blues”, séances de cinéma ont eu lieu, dont la projection de La musique dans la Pau de Jacques Gasser, du fameux Le blues entre les dents de Robert Manthoulis (1973) ainsi que de Black snake moan de Craig Brewer avec le grand Samuel L Jackson (2006), le tout avec un succès constant. Le concert du trio constitué de Gladys Amoros, Michel Foizon et Nico Wayne Toussaint aura affiché sold out plusieurs jours auparavant.
Il faut coordonner l’offre et la demande : l’initiateur de l’événement Stéphane Andrieu qui pilote le réseau des médiathèques de Pau, le coordonnateur et conseiller Jazz à Pau Stéphane Kochoyan ainsi que tous les autres intervenants et participants se sont vite rendu compte qu’une seconde édition devra forcément se tenir en décembre 2025, tant le public palois aura assuré, par sa présence constante, le succès de cette belle initiative. Une édition 2025 qui pourrait avec pertinence se tourner vers le jeune public (écoles, collèges, lycées, université) et aller davantage encore à la rencontre des habitants, notamment par le biais de multiples concerts dans les bars ou autres lieux publics de l’agglomération paloise, afin de mieux faire vibrer encore le cœur de la ville aux multiples sons du blues… Et pourquoi pas un travail d’échanges culturels et musicaux avec la ville américaine de Mobile (Alabama), qui n’est située qu’à 230 km à l’est de La Nouvelle-Orléans, et avec laquelle Pau est jumelée depuis 1979 ? Ce ne sont pas les idées qui manquent !
Texte : Marc Loison
Photos © Laurent Sabathé