Brad Shapiro (1938-2024)
24.10.2024
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Né le 14 mars 1933 dans le South Side de Chicago, Quincy Delight Jones Jr. connaît un enfance difficile, en raison des graves troubles de santé mentale de sa mère et de la séparation de ses parents. Il a 10 ans quand sa famille déménage à Bremerton, dans l’État de Washington, puis à Seattle. C’est là qu’il croise, alors qu’il n’a que 14 ans, un jeune pianiste précoce de 16 ans, Ray Charles Robinson, qui se produit déjà dans les clubs locaux, et que se noue une relation amicale et artistique qui durera jusqu’au décès de celui-ci. La musique occupe déjà une place majeure dans la vie de Jones, sous l’influence de sa mère, qui chantait régulièrement, et d’une voisine pianiste qui lui permettait de pratiquer sur son instrument. C’est cependant la trompette qui séduit Jones et, à l’âge de 17 ans, il bénéficie d’une bourse qui lui permet d’entamer des études universitaires de musique, qui le conduisent jusqu’à la Berklee School of Music de Boston, où il se produit dans les clubs locaux, mais s’interrompent quand Lionel Hampton lui propose de rejoindre son orchestre, à la fois comme musicien et arrangeur. C’est dans ce cadre que Jones fait, le 21 mai 1951, ses débuts discographiques, avec l’orchestre d’Hampton, en tant que trompettiste et arrangeur sur les deux parties d’Eli, Eli, publiées en 78-tours par MGM. Sa réputation ne tarde pas à se répandre : la même année, c’est Capitol qui fait appel à lui pour diriger l’orchestre sur quelques faces de Peggy Lee, avant qu’il ne soit sollicité par de nombreux orchestres pour ses arrangements.
En 1953, il tourne pour la première fois en Europe avec l’orchestre de Hampton. Le séjour est l’occasion de faire ses débuts discographiques sous son propre nom, à l’occasion de séances suédoises avec des Swedish-American All Stars de circonstances mélangeant quelques collègues de l’orchestre d’Hampton et des musiciens locaux. Il est aussi l’occasion pour Jones d’une prise de conscience politique et sociale sur la place du racisme et de la ségrégation dans son pays d’origine, sujet qui gouvernera ses nombreux engagements au cours des années suivantes. Sur cette période, il travaille comme auteur, arrangeur et chef d’orchestre pour de nombreuses séances : outre Hampton, Clifford Brown, James Moody, Helen Merrill, Dinah Washington, Cannonball Adderley et Clark Terry, entre autres, font appel à ses talents. Dès cette époque, le monde du R&B ne lui est pas étranger, et il travaille pour Brook Benton, les Treniers, Big Maybelle ou Chuck Willis, puis retrouve son vieux camarade Ray Charles.
Installé à New York, il travaille à partir de 1956 comme membre de l’orchestre de l’émission Stage Show sur CBS animée par les frères Dorsey, ce qui lui donne l’occasion d’accompagner les premiers pas télévisés nationaux d’Elvis Presley. Il rejoint également les rangs de l’ensemble de Dizzy Gillespie, avec qui il tourne, sous l’égide du gouvernement américain, en Amérique du Sud et au Proche Orient, et enregistre. Signé par ABC-Paramount, il y publie ses premiers albums américains en 1957, mais décide de s’installer à Paris, où il suit les cours de Nadia Boulanger et Olivier Messiaen, une expérience à laquelle il est très attaché et qu’il mentionne volontiers par la suite pour justifier de ses compétences musicales – l’auteur de ces lignes a le souvenir de sa colère froide lors d’une rencontre publique au North Sea Jazz Festival quand un spectateur a cru pertinent de mentionner que le rôle d’un producteur consistait essentiellement à avoir un bon carnet d’adresses… Il travaille en parallèle pour Eddie Barclay, écrivant et arrangeant pour le grand orchestre de celui-ci, mais aussi pour certains des artistes de son label, comme Henri Salvador, en collaboration avec Boris Vian.
Tout en continuant à écrire régulièrement pour les vedettes américaines du jazz, de Count Basie à Sarah Vaughan, il participe à l’aventure du groupe vocal français innovant, les Double Six. Il monte en parallèle son propre big band, avec lequel il tourne dans toute l’Europe. Le résultat est une réussite artistique (l’enregistrement d’un de ces concerts à l’Olympia a été publié il y a quelques années par Frémeaux), mais un échec commercial. À peu de choses près ruiné, Jones – qui transmet les arrangements écrits pour son ensemble à Ray Charles, qui en fera bon usage – décide de rentrer aux États-Unis et accepte l’offre de Mercury, dont il devient le directeur musical puis, quelques mois plus tard, le vice-président, un rôle exceptionnel à l’époque pour un Afro-Américain.
S’il continue à travailler ponctuellement pour d’autres – et notamment pour Impulse!, le temps du légendaire “Genius + Soul = Jazz” de Ray Charles –, Mercury lui permet de déployer largement la palette de ses talents. Outre ses albums personnels, dont “Big Band Bossa Nova” en 1962, qui comprend l’inénarrable Soul bossa nova, il contribue aux enregistrements des principales vedettes du label (Billy Eckstine, Dinah Washington…) et fait ses débuts côté pop avec les tubes de la chanteuse Lesley Gore, qui atteint le sommet des classements avec It’s my party en 1963. Décidé à prouver sa polyvalence, il produit aussi le premier album international d’une jeune chanteuse grecque, Nana Mouskouri. Il commence également une collaboration au long cours avec Frank Sinatra qui contribue largement à sa notoriété auprès du grand public, le crooner prenant soin de le mettre en avant. En 1964, il publie sa première musique de film, pour The Pawnbroker de Sidney Lumet, début d’une activité dans laquelle il se montre particulièrement prolifique, signant par exemple pas moins de cinq bandes originales en 1968.
Hyperactif, il enchaîne, en plus de ses propres disques (“Body Heat” en 1974, plus grand succès de sa carrière), les collaborations avec les artistes et les labels, passant sa difficulté de Tony Bennett à Billy Preston, de Sinatra à B.B. King – le temps de lancer avec ce dernier une improbable danse, The B.B. Jones ! Il met sa notoriété croissante au service de son engagement en faveur des droits civiques aux côtés de Martin Luther King puis de Jesse Jackson : il est ainsi un des participants à l’Expo 1972 organisée par celui-ci et documentée par le film Save the children, récemment mis à disposition par Netflix.
Cette invraisemblable charge de travail finit par peser sur sa santé, et il est obligé de prendre du recul à partir de 1974. Cela ne l’empêche pas de lancer l’année suivante sa propre société de production, Qwest, sous l’égide de laquelle il produit ses propres albums, notamment “The Dude”, énorme succès de 1981, et ceux des autres, parmi lesquels se trouvent évidemment les trois produits de sa collaboration avec Michael Jackson (“Off The Wall”, “Thriller” et “Bad”), qui contribuent à redéfinir ce qu’est la musique pop, mais aussi des disques au succès spectaculaire pour George Benson, Frank Sinatra, James Ingram ou Patti Austin. Son rôle majeur dans la séance marathon qui donne naissance à We are the world contribue à consolider son rôle central dans l’industrie musicale. Il ne néglige cependant pas totalement le R&B, accompagnant par exemple l’émergence des Brothers Johnson le temps de quelques albums très réussis.
Entrepreneur autant qu’artiste, il lance en 1980 son propre label, Qwest, et s’engage quelques années plus tard dans la production de films et de séries télévisées, connaissant une réussite majeure avec The Color Purple – rien moins que onze nominations aux Oscars – puis dans un autre registre avec Le Prince de Bel-Air. En 1993, il lance le magazine Vibe, consacré à la musique et à la culture afro-américaines. En 2017, il est également associé au lancement de la plateforme en ligne de vidéos musicales Qwest TV. En 1991, il organise un concert évènement de Miles Davis à Montreux, quelques semaines à peine avant le décès de celui-ci. Moins prolixe qu’auparavant, il publie néanmoins quelques disques personnels, “Back On The Block” en 1989 et “Q’s Jook Joint” en 1995, sur lesquels il s’amuse à faire se rencontrer les générations musicales. S’il continue ensuite à apporter son parrainage à de jeunes musiciens comme Nikki Yanovsky ou le pianiste Alfredo Rodriguez (ainsi qu’à la chanteuse française Zaz), il est largement moins actif au plan musical à partir des années 1990, ce qui ne lui interdit pas quelques apparitions évènementielles sur scène, avec notamment une tournée qui passe par Bercy en 2019 et différentes célébrations anniversaires, entouré d’amis, à Montreux. Un dernier album en 2010, Q: Soul Bossa Nostra, le voit revisiter quelques-unes des plus grandes pages de sa carrière avec des invités.
En 2001, il publie ses mémoires, Q: The Autobiography of Quincy Jones, et un documentaire qui ne cache pas ses failles personnelles, lui est consacré en 2018, Quincy, coréalisé par une de ses filles. Devenu une figure iconique, accumulant titres et honneurs, il apparaît dans son propre rôle dans le film Fantasia 2000 ainsi que dans le second volume des aventures d’Austin Power. Sa stature est telle qu’il lui suffit de faire une courte apparition sur une scène pour déclencher l’émotion du public, comme l’auteur de ces lignes le constatera un soir de North Sea Jazz Festival, quand le grand homme viendra assurer en personne dans une petite salle l’introduction du concert d’Alfredo Rodriguez.
Il est évidemment impossible de résumer en quelques références discographiques un tel parcours, d’autant que les anthologies les plus ambitieuses (au milieu d’innombrables produits issus du domaine public), comme “This Is How We Feel About “Q” 1956-1981” ou “From Q, With Love”, ne sont plus disponibles. Plus récent, le coffret thématique “The Cinema Of Quincy Jones”, en six CD, peut constituer une porte d’entrée qualitative à cette partie de son œuvre.
Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Bobby Holland / Gilles Pétard Collection