Cherise, Pop-Up du Label, Paris, 2024
09.12.2024
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Prairie des Filtres, 13 au 15 juin 2019.
Plus qu’un combat, une nécessité et un devoir. Dans le sillage du mouvement #MeeToo, le festival toulousain s’est offert cette année une programmation 100 % féminine pour faire entendre les voix que d’autres voudraient faire taire. Entre soul explosive et rythmes métissés, retour sur les temps (très) forts d’une édition percutante.
De mémoire de festivalier, on avait rarement vu ça. Pas une goutte de pluie au premier jour de Rio Loco. Du vent certes, par rafales. Presque aussi fort que le punch vendu ce soir-là en bord de Garonne. Mais le ciel semble tenir bon avant que ne débute cette édition 2019, entièrement dédiée aux voix féminines. Israël, Haïti, Brésil, ou continent africain dans toutes ses composantes : le voyage promet d’être riche et métissé. Première escale : la Jamaïque de JAH9 Il, captivante poétesse qui fait entendre ses pulsations dub sur la grande scène du Pont Neuf. Parfait échauffement avant de fondre vers l’autre scène disposée plus loin sur la verdoyante Prairie des Filtres. « Vous savez qui joue ? » s’interrogent les premiers spectateurs agrippés aux barrières métalliques. Lisa Simone viendra leur souffler la réponse directement dans le creux de l’oreille. Prenant de court la sécurité, le chanteuse américaine a livré une partie de son set – plus électrique que jazz – au milieu de la foule et des smartphones dernier cri. Les plus agiles auront pu capter un moment rare et inédit, la fille de Nina Simone ayant profité de l’occasion pour dévoiler trois morceaux de son prochain album. Si l’on se fie aux notes de Remember to remember, le successeur de “My World” devrait embarquer guitares funky, lignes de basse tout en rondeur et gimmick rock. Du beau boulot, ponctué par la traditionnelle relecture de Work song, un standard écrit en 1960 par Nat Adderley, anobli ensuite par Nina, et repris désormais par Lisa et son trio. Avec brio.
Plus spectaculaire et tout aussi réjouissant, le disco mastoc d’Underground System. Avec ses touches d’afrobeat militant et de house costaude, le collectif new-yorkais a transformé la Praire des Filtres en piste de danse géante. Tout le monde bouge au son d’un charlet buriné, soutenu par de grands coups de grosse caisse que l’euphorisante Domenica Fos, chanteuse et flûtiste accomplie, finira par chevaucher dans son short à paillettes. Quelques étoiles de plus à rajouter dans le ciel, toujours aussi serein – croyait-il – avant l’arrivée de la dernière invitée de la soirée, la Kényane Muthoni Drummer Queen. Un choc. L’énergie dévastatrice d’une Beyoncé pulsée par une voix remarquable qui raconte des histoires et des combats de femmes, comme celles qui défileront le lendemain dans les rues de Suisse pour réclamer égalité et respect. Dans la lignée d’une Janelle Monáe pour l’incroyable show – lumières tamisées, drapeaux à la main et canons à confettis – offert par la reine de la batterie, sur fond de rap rentre-dedans et de samples bien sentis (The message de Grandmaster Flash). Message reçu.
« Toulouse est la plus belle ville au monde même si elle n’est pas au courant. » Avec une rien de maladresse au micro, Moonlight Benjamin flatte son public dès la fin d’une longue intro qui l’aura vue multiplier les petits pas sur scène. Installée depuis une quinzaine d’années dans la région, la chanteuse haïtienne sait évidemment de quoi elle parle. Après avoir longtemps collaboré avec des artistes venus du monde entier (le pianiste cubain Omar Sosa ou le jazzman antillais Jacques Schwarz-Bart), elle a choisi cette fois le blues rock comme nouvelle destination. Une terre d’accueil visitée abondamment dans son dernier album “Siltane”, qui met une fois encore à l’honneur les poètes de son pays, comme Frankétienne, Georges Castera ou Anthony Lespès. Mais pas question d’oublier le vaudou haïtien, celui qui l’a fait connaître à ses débuts au sein du groupe Dyaoulé Pemba. Un chant profond et rageur qui bouillonne entre deux riffs saturés de guitares. Grand mérite de cette transe hypnotique : avoir réussi d’un même souffle à faire venir les curieux et à chasser la pluie, qui avait choisi de tomber jusque-là.
Passer d’un binaire endiablé à un ternaire décomplexé avec une grande décontraction. Il y a quelque chose d’inexplicable, et en même temps de forcément talentueux dans l’approche musicale de Lakuta. Avec des membres originaires du Kenya, de la Tanzanie, du Ghana, de la Malaisie et d’Espagne, ce collectif qui a fait de Brighton sa base arrière mélange avec une grande cohérence la fièvre du funk, le clic infernal de l’afrobeat et des pulsions tropicales pour créer un son féroce d’une complexité mélodique assez poussée, s’appuyant sur des mots de swahili et d’anglais. Véritable canalisatrice de cette énergie brute, la chanteuse Siggi Mwasote, impressionnante figure au visage toujours souriant, inséparable de son shaker comme de sa fille, qu’elle fera monter (et danser) sur scène. Autre collectif nourri du métissage, celui d’Ibibio Sound Machine. Un énorme barnum soul-electro-acid jazz se revendiquant autant des Beatles que de James Brown. Composé de musiciens all-star (dont la machine à groove Derrick McIntyre à la basse), le groupe anglais aura fait transpirer plus d’une enceinte. À grosses gouttes.
21h30. Chacun cherche son chant. Celui des supporters résonne place du Capitole, noire (et rouge) de monde en ce soir de finale de Top 14 entre le Stade Toulousain et Clermont. Celui des mélomanes ? Il résiste comme il peut dans les travées de Rio Loco, orphelin de Fatoumata Diawara. La déesse malienne a en effet annulé sa venue à la dernière minute pour raison personnelle (un décès dans sa famille). Pour la remplacer, le festival a eu l’excellente idée de convier sur la grande scène du Pont Neuf les Français de Kimberose. Mieux qu’un second choix, une véritable tête d’affiche que ce groupe ayant réussi l’exploit après un seul album (“Chapter One”) d’imposer sa soul lascive dans le paysage hexagonal et international. En témoigne leur participation cet été au prestigieux festival de Montreux. Crinière rousse et basket blanche, la chanteuse Kimberly Kitson Mills a pourtant dû s’employer avec sa voix puissante et jamais prise en défaut, face à un auditoire qui ne l’attendait pas et qui visiblement, connaissait peu – voire pas du tout – le répertoire. Même les accords de Needed you, romance pop multi-diffusée sur les ondes, ou la reprise énergique de Where did you sleep last night? ont tardé à obtenir la clap du public, réclamée à bras tendus par le guitariste. Ou serait-ce alors la faute d’une setlist à bas tempo qui a oublié de s’emballer, quand les musiciens, plus suiveurs que moteurs, n’ont eu que trop peu l’occasion de s’exprimer, en dehors de quelques solos de guitare et d’orgue. Et puis soudain, la magie a eu lieu au détour d’une version épurée de I say a little prayer d’Aretha. Lumières bleutées et visages irradiées lors de cet hommage plus que bienvenu à une grande dame qui a longtemps incarné le combat. Loin d’être terminé.
Changement de plateau. À défaut de se faire entendre, Jeanne Added se fait attendre. Quelques impatients préfèrent alors migrer vers l’autre scène où doit se produire Tanika Charles pour sa seule date française. Bonne idée. Ancienne choriste de Lauryn Hill et Mayer Hawthorne, la Canadienne flirte davantage avec l’esprit Motown dans son style retro assumé. Diana Ross comme référence absolue. Au-delà du recyclage un peu facile (Love overdue, tiré de son nouvel album “The Gumption”, assure l’ouverture), ce retour vers le passé a quand même de bons côtés : la force des mélodies (implacable sur Soul run), des refrains que l’on retient (sublime Dans les nuages), et une énergie totale et immédiate, dès le premier coup de cymbale, dont la violence inouïe a d’ailleurs cueilli un jeune couple au beau milieu de sa conversation. Fini de parler, il faut danser. Impossible de faire autrement de toute façon devant cette force de la nature, robe léopard et talons turquoises, qui a tout emporté sur son passage, bien aidée par The Wonderfuls, un groupe de très haut niveau. Voix cristalline au timbre sucré, Tanika Charles a su toucher au cœur. Le chemin le plus direct vers l’émotion.
Texte : Mathieu Bellisario
Photos © Anna Carbonnel