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Hommages / 23.12.2024

Sugar Pie DeSanto (1935-2024)

De toutes les chanteuses soul et R&B des années 1950 et 1960, elle était la seule à avoir osé tenir la dragée haute sur disque à Etta James, le temps de quelques duos incendiaires – Do I make myself clear et In the basement, notamment.

Avant cette rencontre dans les studios d’enregistrement de Chess, les deux chanteuses aux physiques contrastés – DeSanto ne dépassait pas le mètre cinquante ! – s’étaient connues enfant à San Francisco où la jeune Umpeleya Marsema Balinton, née à New York le 16 octobre 1935 d’une mère afro-américaine et d’un père philippin, était venue s’installer avec sa famille. Si James, qui s’appelle encore Jamesetta Hawkins et chante dans un groupe vocal avec la sœur de la future DeSanto, est la première à être découverte par l’inévitable Johnny Otis, sa camarade ne tarde pas à attirer aussi son attention, à force de remporter les concours de talents locaux. C’est lui qui lui attribue son premier nom de scène, Little Miss Sugar Pie, et lui fait enregistrer pour la première fois, avec l’orchestre de Preston Love, pour Ultra Records et Federal. Mariée avec le guitariste et chef d’orchestre Pee Wee Kingsley, c’est avec lui qu’elle enregistre ses singles suivants pour des labels locaux, décrochant même ce qui sera son plus gros succès commercial – 4e du classement R&B de Billboard – en 1960 pour Veltone avec I want to know. Elle intègre également à cette période la revue de James Brown, ses prestations scéniques incendiaires lui garantissant le succès dans les salles du Chitlin’ Circuit. Jusqu’à l’Apollo. 

Divorcée, elle accepte une offre de Chess et s’installe à Chicago. Si elle enchaîne les tubes et les classiques pour Checker de 1962 à 1966 – Slip-In mules (No high heel sneakers), Soulful dress, Go go power et les duos avec Etta James mentionnés précédemment – et publie son premier album pour le label, elle ne se contente pas de son rôle de chanteuse, et développe en parallèle un rôle très actif d’autrice, souvent en partenariat avec Shena De Mell, et ses chansons (parfois créditées sous le nom Peylia Parham) sont enregistrées avec succès par Little Milton, Fontella Bass, les Knight Brothers (I’m never gonna live it down), Billy Stewart, les Valentinos (avec Bobby Womack), les Dells et Andrea Davis – la future Minnie Ripperton. En 1964, elle est aux côtés de Sonny Boy Williamson II, Willie Dixon, Sunnyland Slim, Hubert Sumlin, Howlin’ Wolf, Lightnin’ Hopkins, Hammie Nixon et Sleepy John Estes, de la tournée européenne de l’American Folk Blues Festival qui passe notamment par Paris et Strasbourg. Si la cohabitation entre les générations n’est pas évidente, le jeu de scène spectaculaire de la chanteuse, qui ne recule ni devant le grand écart ni devant les sauts périlleux, fait forte impression sur un public habitué à des représentations plus compassées. Une version de Slip in mules figure sur l’album de la tournée. 

San Francisco, 1972 © Emmanuel Choisnel
San Francisco, 1972 © Emmanuel Choisnel

Faute de succès commercial, le contrat avec Chess s’arrête et, après deux singles pour Brunswick, elle retourne en Californie où elle enregistre pour le label local Soul Clock. Très attachée à son indépendance, c’est pour son propre label, Jasman, qu’elle dirige avec son mari, le producteur James C. Moore, qu’elle enregistre exclusivement à partir des années 1970, gravant en particulier une version spectaculaire de Hello San Francisco. Elle y publie toute la décennie des singles ainsi qu’une série d’albums, dont le dernier “Refined Sugar” est sorti en 2005.

San Francisco, 1972 © Emmanuel Choisnel

Bête de scène incroyable – ceux qui ont vu son apparition au milieu du concert des Mannish Boys au Cognac Blues Passions en 2005 n’ont pas oublié la tornade venue bouleverser bousculer le trop sage all star… –, elle se produit très régulièrement dans les clubs de la Bay Area et tourne souvent, y compris en France (en 2001 au Quai du Blues par exemple), et devient une habituée du Porretta Soul Festival où sa gouaille naturelle et un jeu de scène toujours aussi spectaculaire – quitte à défier les définitions usuelles du bon goût – en font une des artistes préférées du public, même si des problèmes de santé à partir de la fin des années 2010 la contraignent à réduire ses apparitions.

Chicago, 2008 © Brigitte Charvolin

Ses classiques Chess ont été compilés en 2009 par Kent sous le titre “Go Go Power (The Complete Chess Singles 1961-1966)”, tandis que ses enregistrements des débuts ont été regroupés en 2017 par Jasmine sous l’intitulé “Sugar Pie: A Little Bit Of Soul 1957-1962”. Bien qu’elle n’ait pas connu la carrière commerciale que son immense talent aurait méritée, Sugar Pie DeSanto faisait partie des grandes voix et des grandes personnalités de l’histoire de la soul. 

Texte : Frédéric Adrian
Photo d’ouverture © Brigitte Charvolin

Porretta, 2011 © Brigitte Charvolin