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Live reports / 18.12.2024

The Cinelli Brothers + Eddie 9V, Le Silex, Auxerre, 2024

22 novembre 2024.

Cette soirée du vendredi 22 novembre, c’est au Silex qu’il fallait la passer. Implantée face aux rives embrumées et encore enneigées de l’Yonne, la salle de spectacle accueillait deux des formations les plus excitantes du moment, The Cinelli Brothers et Eddie 9V, un double ticket qui avait déjà sillonné les routes de France fin 2023. 

Venus défendre leur excellent nouvel album, “Almost Exactly”, c’est peu dire que les Cinelli Brothers ont enthousiasmé le public. Ce qui frappe le plus chez eux ? Leur alchimie. Quatre fortes personnalités, très différentes, mais complémentaires et qui, au-delà de leurs compétences techniques, leur permet de déployer un charisme collectif assez exceptionnel. Dans le rôle du frontman flamboyant, affairé aux claviers, à la guitare et au chant lead, Marco Cinelli. À la basse ou à la guitare, point d’ancrage fiable et solide, Stephen Giry apporte sa touche de virtuosité. À l’harmo ou à la guitare, Tom Julian-Jones est garant d’une approche plus terrienne, fondamentalement blues et rock ’n’ roll. Quant au longiligne Alessandro Cinelli, il délivre une pulsation pleine de groove et de robustesse.

À l’image des Beatles ou du Band, auxquels ils vouent une admiration sans bornes, les Cinelli Brothers sont tous chanteurs et multi-instrumentistes, ce qui confère beaucoup d’humanité, de puissance et de variété à leurs prestations. C’est ainsi qu’ils débutent leur set sur le refrain gothico-gospel de Prayer, toutes voix dehors, avant d’embrayer sur la soul ensoleillée de Dozen roses (entre-temps, Tom Julian-Jones est passé de l’harmonica à la SG et Stephen Giry de la basse à la Telecaster). Marco Cinelli, qui s’exprime dans un français impeccable et ne lâche pas les spectateurs d’un pouce (présentation des morceaux, regards…), troque ses claviers pour son emblématique Eastwood Tuxedo cuivre (saturation rocailleuse, reverb, tremolo) avant de plonger dans un blues chicagoan bien râpeux (Save me, prétexte à un beau solo d’harmo puis de guitare psyché). L’ambiance se fait latine avec Ain’t blue but I sigh (quel titre ! – En plus d’être un chanteur et un compositeur remarquable, Marco Cinelli est un superbe parolier) où Giry délivre un solo de guitare spectaculaire (il brosse ses cordes du pouce de la main droite et appuie son auriculaire sur les potards de volume et de tonalité pour varier les sons et générer des effets violons ; place son bottleneck sur la partie inférieure de sa sangle, pouvant ainsi s’en emparer en un éclair ; combine résonances en cordes à vide, sculptures de wah-wah et feedback). Julian-Jones s’empare du micro pour un bel hommage à Albert King (You’re gonna need me).

Retour au rock stonien avec Lucky star dont la mélodie, irrésistible, donne la banane à toute la salle. Alessandro Cinelli, en chaussettes, moustache et coupe-mulet hirsute, la grâce épuisée et la mine blafarde du musicien en tournée, quitte ses fûts pour la basse. Giry, toujours impeccable, prend sa place aux balais pour le saisissant blues noir Long cigarette, single sorti en 2022, avant d’enchaîner avec Nobody’s fool, écrite « à Londres, au-dessus d’un pub irlandais » et chantée d’une voix grave à la Tom Waits. Le final est grandiose, soul, sexy, psychédélique, avant le dernier morceau, l’énorme Lucky star, que Marco démarre par d’impressionnantes nappes d’orgue saturé, soutenu par son frère qui joue du conga de la main gauche en assurant caisse claire, toms et cymbales de la baguette main droite. Quelle musicalité ! Le public réclame un rappel et l’heure dévolue aux Londoniens s’achève déjà. Gros coup de cœur, unanimement partagé et abondamment discuté durant l’entracte.

The Cinelli Brothers

Changement de registre avec Eddie 9V qui adopte une instrumentation plus classique et dépouillée, mais non moins efficace : son frère Kelly Lane à la basse, le fidèle Chad Mason aux claviers (aux côtés duquel il passa l’essentiel du show, ultracomplices) et l’impressionnant batteur David Green, lui aussi originaire d’Atlanta. L’entame ne pouvait être plus claire : « Nous sommes là pour vous jouer du blues ! » Mission accomplie avec mention, le groupe délivrant un set d’1h30 nerveux, âpre et brut, aux arrangements resserrés (impossible de retranscrire en l’état les riches orchestrations du dernier album).

Kelly Lane, Eddie 9V, David Green

Eddie impressionne par l’intensité de son chant et de son jeu de guitare. Peu importe les pains, les approximations et l’accordage fluctuant de sa Fender Esquire toute cabossée (une Telecaster à un seul micro, le genre de guitare qui ne pardonne pas tant elle n’enjolive rien), le Géorgien joue comme un boxeur distribue les coups, en prenant tous les risques (et plaisantant de ses propres erreurs), sans cesse en mouvement, multipliant les interjections vocales et les arabesques rythmiques. Ne surtout pas se laisser tromper par son indiscipline apparente. Eddie est, au moins en partie, faussement désordonné. Ce fou de travail, qui passe sa vie sur les routes ou en studio, ne laisse pas grand-chose au hasard. Ses arrangements rythmiques sont particulièrement perfectionnés (les musiciens se connaissent par cœur – un simple coup d’œil et tout le monde réagit au quart de tour), tout comme ses variations dynamiques qui témoignent d’une maîtrise exceptionnelle de la tension-détente.

Derrière ses lunettes fumées, son improbable casquette blanche et son jeu de scène chaotique, Eddie 9V délivre un jeu désinhibé d’une puissance exceptionnelle. Il revisite les grands jalons de son répertoire : Beg borrow and steal qui ouvrait “Capricorn” et avec laquelle il débute le set, les sombres soul blues Little black flies ou 3AM in Chicago, tendus comme un arc, la funky The come up, où les instruments font leur entrée les uns après les autres et qui décrit avec humour « la délicieuse sensation qui nous étreint lorsqu’on prend la décision libératrice de quitter une personne pour une autre », la chaloupée, très second line, Yella alligator ou l’atmosphérique Missouri et sa mélodie belle à tomber. Il concède de larges plages d’expression à Chad Mason, signataire d’éclatants chorus (citation du riff de Use me, harmonisé à la guitare) et se fait plaisir avec quelques reprises : Albert King (dont on mesure encore à quel point l’héritage irrigue le blues contemporain, Travelin’ man, tiré de “Little Black Flies”), Robert Johnson (Ramblin’ on my mind), Al Green (Driving wheel et son riff dantesque, ponctué par un impressionnant solo de batterie de David Green) ou Howlin’ Wolf, dont la furie vocale lui va comme un gant (Miss James en rappel final, exhumée du trop méconnu “Message To The Young” de 1971).

David Green, Eddie 9V, Chad Mason

Bien sûr, le nouvel album est mis en valeur : la magnifique chanson-titre Saratoga, la folk Halo (qui passe bien la rampe en électrique, malgré l’absence de chœurs véritables), le coup de chapeau à J.J. Cale (Red river) ou l’énorme Delta (impossible de ne pas frissonner face à l’écoute de ses falsettos hantés). Un rappel et c’est déjà fini ; quand c’est bon, on ne voit jamais le temps passer. Eddie 9V laisse parler le Sud, sa violence, sa crudité, mais aussi son humanité et sa folle générosité. Gros coup de cœur, bis repetita…

Texte : Ulrick Parfum
Photos © Anja Parfum